Comme souvent le dimanche, dès les premiers beaux jours, tout le monde est à bord.

Caramel, à l’arrière, scrutant les reflets argentés sous-marins, prêt à plonger une troisième fois, en cas d’alerte à la daurade. Maman, dont je sens le regard inquiet, regrettant sans doute d’avoir provoqué la veille un tacou, comme ils disent, équivalent d’un tsunami de mon système nerveux, lorsqu’on me force à me soumettre à une décision que je trouve nulle et qui ne les concerne pas. Elle crie, alors que je suis en train de jouer dans ma chambre. Viens ! Je le répèterai pas 2 fois, on va te couper les queues de rat. « On » je hausse les épaules, sourcils froncés, et réponds dans ma tête, « c’est un con ». Qui lui souffle toujours des idées à la con. Evidemment, je n’ai pas été concertée, mes frères jouent dehors et papa a annoncé quelques minutes plus tôt, je vais à la boulangerie ! Juste le temps qu’il lui faudra, à elle, pour faire un petit massacre. Comme si j’étais sa Barbie de contrefaçon, version roots, et qu’en appuyant sur le nombril, la mèche allait repousser en moins de deux.
J’ai essayé de lui dire, que c’est moche, tu sais pas couper les cheveux, que j’aime quand les cheveux me caressent les épaules, que la frange abrite mes yeux quand le soleil les pique, mais elle n’entend pas. Elle m’attrape en me faisant mal sous les bras, m’assied sur la machine à laver, que je ne puisse pas m’échapper, et c’est parti.
Elle tire sur les nœuds, mais bon sang, tu fais exprès de les emmêler la nuit ? Je pense au dicton de mamie. Pour être belle il faut souffrir. A croire que pour être moche aussi. Et c’est parti. Une heure plus tard, je me regarderai dans le miroir, contemplerai mes yeux rouges qui en deviennent plus verts, bien dégagés sous la frange courte pas exactement droite, et les larmes qui coulent comme d’un robinet qui fuit.

Depuis l’arrière de l’embarcation, où ça remue moins, elle m’observe à l’avant, a peur que je tombe, mais ne veut pas en rajouter. Aujourd’hui, elle se dit que j’ai vraiment l’air d’un playmobil, mais qu’elle est tranquille pour 6 mois, et que j’oublierai.

Elle se demande comment sa propre fille peut lui être si étrangère. Elle sent qu’un jour, je lui échapperai. Elle pourra répéter 10 fois viens là !, hurler, je serai trop loin pour l’entendre.

Dans cette cellule familial, où je me sens déjà à l’étroit, où la détente dominicale est invariablement éclaboussée par les cris des disputes de mes frères, les blagues de tonton et la voix de maman qui mécaniquement envoie des arrêtez, la prochaine fois j’te colle une baffe, je m’évade en figure de proue, tout au bout, d’où je guette la vague juste avant qu’elle glisse sous le bateau.

Prête à fléchir, à m’envoler, je les attends, ces masses d’eau. Une mer que j’espère plus forte, et qui m’obligera à m’agripper à la coque. Envie que tout mon monde soit secoué. Les flocons dans la boule à neige, la pulpe dans ma vie.

Fière sentinelle, j’imagine ce jour, un dimanche au coucher du soleil, où je les laisserai sur la plage, tous, sauf caramel. Devenue grande, à dix ans au moins, je prendrai le large. Avec mon fidèle compagnon, le vent dans les cheveux longs, nous ferons le tour du monde à bord du Suzana.

Suzana était le nom peint au pinceau sur sa barque par papi. On s’en moquait entre nous parce que le S était écrit à l’envers. Aujourd’hui encore, je doute que ce fût un parti pris.
L’histoire m’a été inspirée par un cliché qui ne m’appartient pas…

CHAPITRES

FLASHEE DE LA GUEULE

Clarisse me fait coucou. Je réponds. Elle est à son poste. Là où je l’ai rencontrée, derrière son bureau vitré en haut des marches, pignon sur rue, séparée par la vitrine décorée de stickers sur le thème coloré de l’enfance. Son job, aider d’autres femmes à en trouver un petit. Elle avait goupillé le match parfait : je m’occupais de Leïa quelques heures par semaine. Le courant était passé. Avec sa mère aussi, puis une autre proposition, venue d’ailleurs s’est imposée. Beaucoup d’heures, payées suffisamment pour boucler les prochaines fins de mois. Inconciliable avec la mission nounou, on a dû rompre le contrat fraîchement signé. Sa boss était contrariée, mais avec Clarisse, on reste copines. Elle sait qu’elle m’a donné de l’espoir, de la confiance, et que si cela ne s’est pas fait c’est que cela ne devait point. On se comprend. Elle aussi, famille des flashées de la gueule. Une insulte que mon ainée me balançait à l’époque, dans l’échange bruyant d’une embrouille, et qu’aujourd’hui, je prendrais presque pour un compliment et ma marque de fabrique. Elle incluait désormais mon compagnon, nous invectivait : vous ! les flashés de la gueule ! Je ne me souviens pas du chapelet de gentillesses balancé dans la foulée. Leur rendre visite seule, passe. Mais avec un hurluberlu de ma planète, ça explosait deux fois plus vite.

Le signe amical de Clarisse, simple petit geste joyeux, avec sa jolie bouille au dessus de la main, l’œil et l’étincelle furtive que j’y décèle, produisent alors qu’on a déjà chacune quitté le champ de vision de l’autre, un effet instantané. Comme si un petit filet d’air printanier se baladait sur mon cœur, soufflé délicatement, à l’aide d’une paille. D’aise, les zygomatiques se contractent.
C’est drôle comme parfois, à distance et avec une vue ultra déclinante, je vois comme en zoomant, très nettement, le détail infime, la vibration, l’électricité, un flash discret dans l’expression de l’autre. Comme si cette vision approximative laissait la place à une vue plus perçante et immatérielle qui permet de voir à l’intérieur.
Privilège de l’âge, sans doute. Accès à l’autre, à soi-même. Je commence à m’habiter. Quand un sourire s’affiche en façade, je constate que ça s’allume, se réchauffe à l’intérieur, ambiance sunset face au lagon, option brise douce parfumée au tiaré. Visiter, observer, déguster, apprécier, honorer l’invitation dans ce corps. Cocooner en soi-même.

Après tout ce temps à le détester, cherchant une pseudo conformité visuelle avec les modèles sur papier glacé. Ça a commencé par la pile de ELLE qu’on dévorait entre sœurs et cousines, depuis qu’on avait l’âge de regarder des images. Chaque été à la plage. J’avais beau apprendre, plus tard, que ce gabarit humain ne représentait que 2 pour cent des femmes, il me bloquait à la grille de mon propre corps. Videur implacable. M’interdisant l’accès. M’obligeant à le martyriser. A chercher cette clé, agitée sous le nez de la gente féminine, décrétée comme seul accès au bonheur. Aujourd’hui c’est bon. Démasqué. Le videur, c’est moi. J’ai le code. J’entre, je jette un œil sur le cœur, mon guide. Signalétique basique : joie, je fonce, angoisse, je vire, alerte intrus, oups du balais, tout le monde dégage. Je m’installe dans cet intérieur joyeux et douillet, sur mesure.

Pendant que j’y pense, un rayon de soleil vient me caresser les joues. Tiens, j’ai encore ça et ça pour toi, fin janvier, cette précieuse lumière, et comme l’onde de plaisir se propage, je croise une autre femme, qui me sourit dans sa capuche. C’est contagieux. D’autres sont immunisés. Ils passent à travers. Un couple qui doit comptabiliser entre 140 et 180 ans, tous deux affichant une expression de poisson pierre, sourire à l’envers. J’ose même pas imaginer l’ambiance là-dedans. Je presse le pas pour protéger ma vibe, espérant que vieille, je serais un palais des 1000 et une nuits. Un Klimt. Mon état en cet instant, puissance dix. Une belle grenade mure, rouge et généreuse qui offrira ses richesses, source de rubis. Intarissable.

A l’aube, quand je tenais sa menotte pour la conduire à l’école, j’encourageais mon petit phénomène : dis lui bonjour ! Bouclée et habillée dans un style très personnel, pouvant allègrement mélanger fleurs et carreaux, souligné la plupart du temps par une barrette rococo, papillon, hibiscus, pompon, elle croisait Nathan, son grand pote. L’été, ça barbottait dans une bassine d’eau à débordements dans le jardinet. Mais en grandissant, quelques mois plus tard, la timidité respective les passait simultanément en mode apnée dès qu’ils s’apercevaient. Elle obtempérait jour Nat !, lançant son salut un peu tronqué, en essayant de se cacher derrière mon bras. Un petit rire gêné la secouait, et je voyais son copain, sur l’autre trottoir accélérer, mais trop tard. Vu ! Son sourire de petites perles blanches qui éclairait son beau visage mat.

Toujours éprouvé ce besoin, au cas où je mourrais subitement. Transmettre en catimini tous mes petits trésors à ma divine héritière. Tu vois, le pouvoir d’un simple bonjour. Ça t’a fait quelque chose ? C’est comme un cadeau. Un cadeau pour vous deux ! Invisible pour les autres. Il est tout content, t’as remarqué ?

Ses silences sont éloquents. Elle écoute. Enregistre tout. Mais rebondit rarement. En paroles. Ce jour-là, elle fait le reste du chemin en sautillant.

La science sait peut-être déjà, ou nous l’apprendra. Certains sont shootés, sous produit non stop, sans rien gober, sans piquouse ni sniff. Un poisson qui me regarde fixement, les paillettes dans le goudron à la sortie de la gare, qui crépitent comme des flashs sur le tapis rouge à la montée des marches, en signe de bienvenue… les situations, décors, tant de choses ordinaires extraordinaires…Alors un demi verre de vin, que dis-je, quelques gorgées, imaginez la déconnade.

Un génial film, Drunk (Vinterberg) repose sur la théorie d’un psychologue, selon laquelle, il nous manquerait en général, une dose infime d’alcool dans les circuits. Celle qui ferait de nous des personnes heureuses, libres, épanouies. Le personnage principal expérimente scientifiquement selon un protocole fixé avec ses potes profs, les effets produits selon la dose, qu’ils augmentent progressivement. Quelques dégâts, du fun et du drama, une très belle histoire, un comédien fabuleux. De là à conclure que certaines exceptions sont dotées de la dosette d’alcool qui te met bien…

Lui pareil. Je le voyais, déambuler dans le quartier, un sourire permanent. Je le comprenais ce vieux monsieur, au pas tranquille et décidé, sous son béret à carreaux. Aujourd’hui, je saisis la chance d’en être. Une nature ? Un choix ?

Avec cette cliente de la chambre d’hôtes, on se pose la question. Plus que par sa béquille, elle semble portée par la foi. En s’installant dans sa chambre la veille, vue directe sur la cathédrale baignée de lumière orangée, elle plane. It was my dream. Elle roule les “r”, étonnée et joyeuse, reconnaissante. Illuminée. Je la quitte sur une vague angélique. En pleine extase, comme un tableau mystique de “jeune femme et Cathédrale”. Un peu sciée même, amusée, je ris toute seule en sortant de l’hotel, l’impression qu’elle est encore un cran au dessus, sur mon échelle d’allumée. Mais en pleine nuit, son côté sombre la rattrape. Elle m’appelle. Pas d’eau chaude. Catastrophée. Dans son anglais de roumaine et un étirant un peu les mots, comme des pleurs ou un hurlement contenu : but I need to wash my body, you understand ? Elle ne me lâche pas. Je dormais, suis à deux doigts de l’envoyer bouler. Même pour mon nourrisson, y’avait pas moyen. Le rot, sur papa. Et je soufflais, agacée, à chaque fois qu’une latte de parquet grinçait. Quand je dors, y’a plus personne. Juste un système nerveux en phase de régénération, à vif. Je me promets que plus jamais je ne quitte un hôte en faisant la maligne, n’hésitez pas, s’il y a le moindre problème… la prochaine fois : je donne le 06 du boss et de son fils. Plomberie, signal TV faible, rien à cirer !
On trouve un arrangement, elle me remercie, rebascule dans l’angélisme, et dès le lendemain, je choisis de m’y remettre. Douche froide matinale quotidienne. Je prends les devants. Dans le passé, j’ai tenu 365 jours, un lendemain de bonnes résolutions. Trop pathétique de chouiner pour une douche froide. Même si je compatis, la comprends. Hors de question que ça m’arrive. Y’a pas moyen.

Déjà cinq jours et à chaque fois, une expérience délirante. Le deuxième jour, je riais, tellement les sensations sont dingues. Ça vaut tous les manèges. Je remonte le jet glacé, depuis l’orteil gauche. Tout doucement. Parce qu’on dirait que passée l’agression, le coup de coude réflexe dans la paroi plexi, merde, panique, passé le choc, c’est l’anesthésie. Alors je reste, teste sur le plexus. Effet hyper bizarre. J’observe ce qu’il se passe là-dedans. Comme si la zone du cœur devenait métallique. Ou que quelqu’un tirait sur le coeur, accroché à un fil de pêche. Ou comme si ça se mettait à grincer dans la cage thoracique. L’impression également, qu’à chaque étape, le tronçon ciblé n’existe plus. En mode femme invisible, par tranches.

En supplément des promesses lues sur Google, défenses immunitaires blindées etc., bienfait collatéral assuré pour le compte en banque. Economies d’eau chaque matin. Aussitôt rincée, je coupe tout. Net ! Sa mère ! Un petit syndrome La Tourette ! Obligée d’évacuer cette secousse sismique par quelques injures. Le contrecoup. Auquel succède un petit air de saxo. Je passe dans une autre dimension. C’est parti : ralenti…, la meuf sort de sa douche, enrobée dans une barpapapa (pas collante, juste l’effet super smooth, odeur vanille citron), je peux prendre tout mon temps. L’air humide et frais semble tiède, température parfaite. La semaine passée, je m’envoyais les couches de fringues. Vas-y chaussettes, survet’, jupe. Précipitation, tentatives de mettre le haut et le bas en même temps. Trop froid. Manquant de me ramasser, empêtrée dans une jambe de collant.
Aujourd’hui, à poil, je me permets de masser tranquillement cet organe, peau assoiffée après trois mois d’hiver. En train de virer lézard. La dose de crème. Calme, déodorant, puis, marquant des temps zen, respiration. Je m’habille. C’est moi qui contrôle. Pas bousculée, emmêlée, tartée par le bain d’air frais et humide. Une fois prête, encore nuit noire, je sors. Incroyable. Quelque pas, et j’ouvre le manteau. Je mets tout sur le dos de la douche…mais la météo y a mis du sien. On vient de prendre une dizaine de degrés, c’est le sujet du jour qui parvient à mes oreilles, en passant devant le fleuriste du marché.

Bien reçu. Aide-toi, le ciel t’aidera.

CHAPITRES

ELS I : LE CHEMIN

Le Paradis est pavé de bonnes intuitions…

Je l’ai mise de côté.

Fallait d’abord évacuer la menace. Ce qui me blesse, me torture, tourne en boucle alors que je suis à tout à fait autre chose. A passer des coups de chiffon, de balais, de lavette et d’aspirateur, et à en prendre. Tabassée par la poutre, le coin de table, la fenêtre, alors que je secoue innocemment un drap. Poussée par un courant d’air, elle vient finir sa course en décharge électrique dans une phalange qui n’a rien demandé, déjà amochée à force de se crisper sur un torchon vinaigré.

J’en suis arrivée à un point où si je n’écris pas ce qui se bouscule dans ma tête, je me bousille, me fracasse dans le décor. Me doucher, me laver, extirper. Seulement alors, convoquer les fées, cueillir les étoiles, m’envelopper de brume apaisante. De Mugler, Angel… pur hasard, qui traîne sur le bureau de ma fille.

Je suis le process. Comme un poisson dans son banc. Flamand rose en rang, en voyage au dessus de la méditerranée. Protocole inné, gravé dans l’ADN.
Els m’attend. Sur quelques lignes posées à chaud après notre rencontre éphémère et enchanteresse, qu’elle ne m’échappe pas. Jusqu’à ce que tout me la rappelle.

Mon époux et âme sœur jumelle, première pichenette avec ses histoires poétiques de créatures célestes. Oui, jumelle, parce que sœur-frérot, c’est l’évidence. La preuve par trente et un ans. Mais il nous arrive de surcroît, des synchronicités bizarres de monozygotes. Toujours plus fréquentes. Sur le plan physique, chute du pivot de la même dent, à quelques jours d’intervalle, et on enfonce le clou, domaine dentaire, abcès sur la 43 à une semaines près. On s’entaille le pouce main gauche le même jour, et chacun coup sur coup à la mi-aout, se prend une tornade, facture dégât des eaux, 1 K en pleine tête !!! Nos deux logements, comptes lessivés, à sec.
Ou des coïncidences plus subtiles, comme ces pensées identiques qui nous traversent dans une même journée passée séparément. Voilà qu’il me raconte, ému, petite larme jaillissant, son moment marquant du jour. Au boulot, un livreur atypique avec qui il partage un gros feeling et échange quelques mots. Salut, et attention à vous, lui dit-il prévenant, vous faites un métier dangereux.
_ »D‘ange heureux« , lui répond l’homme au chignon en short en février, à Vélizy, pointant un doigt vers le ciel.
Ce même jour, Netflix, je clique sur « les Ailes du Désir »…. Un peu longuet, j’abrège, mais le film continue de m’accompagner pendant ma marche. Avec la sensation familière, de ne pas appartenir tout à fait au monde des mortels. Pas trop sûre de ma mission, même si profondément convaincue d’en être investie, je cherche. J’y vais, sans trop savoir où. Envoyée spéciale en repérage, pour un film qu’on ne m’a pas pitché, dont je découvre et écris les scènes au fur et à mesure.
Mon univers, à l’inverse de celui de Wim est hypercoloré, limite fluo. En plein Times Square où que je me trouve. Comme si j’étais dotée, la plupart du temps, d’un cerveau polarisant. En particulier, lorsque je suis amoureuse ; tout est sursaturé et luminescent.
J’évolue ainsi, dans mon monde cartoonesque, pourtant affublée d’un corps qui n’hésite pas à me faire redescendre, à se mettre en travers de ma planante naturelle. Attaqué en ce moment-même par les puces de Smoking, mon divin gros chat qui m’utilise comme matelas ou bouillotte, comme oreiller parfois, ou échappant à tout self-control lorsque l’addiction tenace aux chips vient apaiser un trouble, une ancienne blessure qui se remet à suinter. Supposée ou réelle, l’idée d’appartenir à un autre monde, peuplé d’êtres différents, les gentils, purs, queers, sensibles, les sans carapace, coquille, épines et autres venins, m’aide parfois à supporter ces petits ou plus gros désagréments. Comme quand enfant, on se croit adopté, rien à voir avec notre famille, même si on nous ressert régulièrement la légende : nourrisson, t’avais la tête de l’arrière grand-père

Sur le bord du chemin, je m’interroge et pioche quelques réponses.
Ce corps, cette âme blessés, parfois englués dans l’ennui ? Des épreuves initiatiques. Mes drogues, chips, noix de cajou, louches de miel ? Pommade anxiolytique et carburant. Divagations et théories en vrac. Heureuse par ailleurs de m’être toujours rabattue sur des produits de la pharmacopée Oui-Oui.. Avant que je fasse une overdose de frites, ça me laisse du temps pour donner un sens à ce sac de nœuds qu’est la vie, la mienne déjà. Largement doublé la longévité de ceux qui n’ont pas eu ce temps : je pense à l’halleluyah chanté par Jeff Buckley, à Pascale Ogier, Pauline Laffont, Amy, Janis, aux cordes d’Hendrix et leurs cris de Munch. Toute cette beauté, l’humanité sublimée et… Cassos ! Adios humanos ! Assez douillé. Sont allés se reposer en paix, se marrer ensemble de cette farce, jouée par cette horde d’handicapés vaniteux en gestation qu’on appelle les hommes, avec en tête, tous ceux qui essaient de se hisser un peu au-dessus de la mêlée. Dont je fais partie évidemment, avec mes ailes imaginaires et ma mission en bandoulière.

Doucement-sûrement poussée, par une cliente de l’hotel, cette fois, qui m’écrit : « bien arrivée !  » signant d’un émoji papillon, faisant écho à l’histoire d’Els et des « three black butterflies »…

A droite, à gauche, violence et rage s’éloignent, les signes se multiplient, pourtant l’élan n’y est pas. Plantée là, j’attends, main ballante, que le désir l’attrape. Que je comprenne où j’ai été touchée en faisant sa connaissance. Comme si je devais au préalable résoudre une énigme. Anges messagers, papillons…

Ça clignote sévère.
Ultime moment de la journée ; nouvelle lubie pour me distraire alors que le sommeil ne me trouve pas, lui qui habituellement m’assomme d’un coup sec. Et si je changeais de prénom chaque jour ? Puisque je suis une autre, modifiée par la journée vécue. En cherchant mon pseudo du lendemain, une façon comme une autre de compter les moutons, me revient à l’esprit Charles. Pourquoi ? Parce que les pensées arrivent comme ça. Sans prévenir. Je pourrais le zapper, poursuivre mon jeu, mais je prends. Je ne laisse plus filer. Ce qui me traverse, c’est pour moi. Ce que balance le grand metteur en scène. Point. Et pour cause. Je colle tout sur le mur. Profileuse.
J’observe. Cherche le pourquoi du comment. Prénom d’un ami, presque amant. On s’est tourné autour deux ans, et je suis revenue vers mon amour, mon tout ; frère, psy, mari, ma mère, grand-mère, arrière-grand-mère. Mon sage. De presque toujours.

Avec Stephen, on fait connaissance lors d’un job d’été. Plutôt comme si on se reconnaissait. Et tout le décor, quartier Bastille main dans la main, vire au flashy. A l’époque, même en présence de ma meilleure amie, j’avais besoin à un moment de respirer seule mon air. Avec lui, j’en avais d’avantage. Il ressemble à celui que j’attendais en pleurant sur Françoise Hardy, craignant d’être déjà passée à côté, à travers, qu’il n’existe aucun modèle sensé me correspondre.

Charles Demestephen. C’est son nom ! L’évidence me frappe, sidérée, tête dans le traversin.
Séparée de Stephen, définitivement, croyais-je, lorsque je le rencontre. Jamais je n’ai percuté. Forcément, j’appelais rarement Charles par son nom. Même pas par son prénom. « Cha », « Charly », cœur ambulant qui me confiait son blues. Le rôle de confidente, amie me convenait. Lui me voyait dans le rôle principal, poupée-princesse, dans un épisode qu’il espérait assez proche. Dans l’idée, j’étais radieuse et épanouie, croulant sous ses montagnes d’attentions et de cadeaux. J’ai reculé au premier smack, suivi d’une longue journée tenue affectueusement en laisse via WhatsApp. Message sur message. Transi. Comme un ado, première Boum premier slow.
Dans mon biopic démêlé, ma légende retricotée sans trous, chaque maille à sa place, Cha, cher Demestephen devait, comme le père au bras de la mariée, me reconduire à tous mes Stephen, Mon Stephen, après ce break quadriennal.

Les mots d’ Els : on ne voit pas. Dans le noir. Tout flou. Puis tout à coup, c’est là. Décodé, souligné, encadré. Regarde, on dirait de la déco, là. Mais si tu sais, tu décryptes. Et là….c’est lumineux !

Par ces signes, hasards, coïncidences et autres synchronicités, qui m’ouvrent les yeux, me tirent les oreilles, interpelée par toutes ces bizarreries qui s’agitent sur mon tel, mon PC, les anecdotes de mon amoureux, mes obsessions d’insomniaque sous la couette, je reviens à elle, à la magie de notre rencontre à ce qu’elle a inscrit en moi. Confirmé. Consigné. Validé.

Je réouvre enfin le dossier. Le jour où Rianne, compatriote vient me bousculer à l’accueil. Ça y est ! Trouvé ! Plus qu’à poser la pièce dans le puzzle.

CHAPITRES

ELS II : COMMUNION ET CONFIRMATION

Le téléphone vibre et sonne. Coté Cathédrale? J’arrive.

Détendue, les mains libres, elle me donne son nom que je ne comprends pas. Seule hollandaise à passer la nuit chez nous, sous le giron de Notre-Dame, je repère sa clé et l’embarque. Je l’aurais vue dans la chambre des Chérubins, mais elle a choisi la suite Rose Ecarlate. De prime abord douce et lumineuse, sa beauté forte et chaleureuse s’impose malgré sa réserve, s’accordant finalement parfaitement avec le rouge vif du magnifique fauteuil seventies qui trône aux premières loges, poste privilégié pour admirer cette merveille architecturale.

Dans mon rôle d’hôtesse, je déroule la visite guidée, mini-bar et wifi, qui dérive instantanément. D’autres ondes plus subtiles détournent la présentation basique sur un plan plus mystique. Face à face, échangeant sur cette force mystérieuse qui nous attire ici. Elle parle couramment le français, mais entre la musique de son accent, la perfection de son visage et ce qui émane d’elle, je suis distraite, troublée.

Elle balaie le thème de l’architecture comme on gratterait le vieux vernis d’un tableau. Quatrième passage dans cette ville médiévale, elle sait que le nom de l’hotel a pour éthymologie “le Paradis”, comme je l’ai récemment découvert en interrogeant mon précepteur Monsieur Google.

Ici, cet édifice, c’est pas un temple de l’architecture. Oui, bien sûr, c’est. Mais. L’énergie de la terre. Tu vois ? Un temple de la nature. Cette puissance, dont les anciens, druides et autres personnes éclairées savaient. Des lignes, un lien avec l’égypte. Comme si on avait traduit dans le jargon du coin, les mystères, secrets et connaissances au paroxysme de la science et autres dimensions plus spirituelles, légendaires.

Je regarde ce visage, l’harmonie qui se dégage de cette blondeur cendrée ; des traits de madone contemporaine, entre Sharon Stone et Jane Fonda, son jean Birkin et sa taille mannequin, l’éclat de ses yeux de prêtresse hollywoodienne, et la tendresse de son sourire. Envie de peindre. De capturer cette magie.

Un frisson nous parcourt quand elle lâche : c’est l’intuition qu’on suit. Qui nous guide vers la connaissance. De cette construction, mais aussi en nous.

La conversation est moderne, presque futuriste. Comme si on communiquait dans une autre dimension. Embarquées par ce circuit de vibrations qui nous entraîne. Un dialogue secondaire, tissé de mots qu’on débite un peu dans le désordre.

Elle arrive prems au petit déjeuner du lendemain. Droite, et d’aplomb, comme son bonjour franc et limpide. Commence alors notre échange plus approfondi.

Elle évoque ce papillon noir qui a été un déclencheur sur sa route.

Elle vient en messagère. Me conforte dans ce qui m’est familier depuis mon voyage à Tahiti. L’une parle, l’autre approuve, et vis versa. On s’extrait de cette salle de petit-déjeuner dans une sorte de duo mélodique.
Oui, c’est indiqué, comme une signalisation. C’est ça ! Tu laisses tes peurs à distance, et t’accomplis, tu avances. Naturellement.
C’est invisible, pas vrai ? Quand on cherche à le voir…puis ça se met en route, comme un tapis roulant, aussitôt qu’on se laisse porter.
Suffit d’être un peu attentif, c’est inscrit en nous. Perceptible, tout compte fait. Sans effort.
T’arrêtes juste de tout verrouiller, de te boucher les oreilles et d’avancer les yeux bandés.

On se regarde. Etonnées de voir nos propres paroles résonner si nettement, sortir de la bouche de notre interlocutrice.

Chacun son mode d’emploi. Le temps de se retrouver, de se connecter. Ça parait des mots tout ça. Du bla-bla Jusqu’au moment où ça devient ta langue. Tu comprends le sens. La notice dans ta langue maternelle, non…ta langue universelle !

Avant la Polynésie, dans un creux, il ne se passe plus rien. Ma vie en solo. En tiédasse. Tous les voyants éteints. Pour ranimer l’ambiance, je m’offre cours de piano, poterie, chant, m’inscris au club de voile. Toutes ces envies qui passent, reviennent, me draguent, soufflent sur la petite flamme moribonde. Six mois plus tard, on secoue le shaker, et je me retrouve à l’autre bout du globe, avec un amoureux qui porte le nom de l’école de Jazz, qui mets les voiles sans moi. Je plonge avec les requins et les tortues, pour le zapper, tourner la page. Aventure amoureuse ? Tremplin ? La romance explose en vol. L’expédition me mène… à moi ! Celle que je découvre là-bas.

Avec les copines, collocs, rencontres, voyageuses. On s’échange les mots pour se réparer, les bouquins, les podcasts … »le cœur sur la table ». Et on danse, toute la nuit, on picole, rit, crie, on nage dans le lagon, oh les baleines ! Ohlàlàlàlàlàlà ! Lâchées ! Déchaînées.

On regarde s’éloigner de nous cette fille paumée, perdue dans le regard de l’autre, aspirée par les ambitions, caprices, rêves, projections, exigences de l’entourage familial, et autres injonctions plus vagues et tout aussi oppressantes. Curieusement, on accueille notre être qui flottait tout ce temps, qu’on trimballait comme un ballon rempli de gaz hilarant, qui nous réintègre soudain. On switche. Euphorie. Retrouve enfin notre place. On réalise alors que fantômes, ombres de nous-mêmes, on marchait sur la tête à côté de nos pompes. Egarées, vidées.

Heureusement des petits morceaux, encore en éveil, hibernent dans les recoins secrets, se rappellent à nous, viennent nous chatouiller. Sonner. Cette fois, on répond à l’appel.

Il était dans la chambre d’Els la première fois. Un grand papillon noir. Etrange. Comme elle n’en avait jamais vu. Impossible de le faire sortir. Sinon, elle l’aurait ignoré. Il a joué un peu avec elle. S’est promené dans la maison et s’est envolé le lendemain seulement par la fenêtre ouverte.

Deux semaines plus tard, il réapparait dans la journée. Celle de la mort de son père. Dans la pièce où il tombe d’un coup pour ne plus se relever. Same black butterfly. Ou son cousin. Son clone. Elle raconte. Simple. Zéro pathos. On rit à l’idée de la bestiole qui en ce jour grave, à peut-être préféré envoyer un sosie.

Une quinzaine de jours passent lorsqu’Els s’assied dans une librairie ésotérique d’Amsterdam “the Embassy of the free mind” pour y étudier. Le mystérieux visiteur réapparait.

Avec ses jolies mains qu’elle retourne, paumes ouvertes, elle me raconte face à son petit déjeuner que cette troisième fois elle devait accepter. Ok, je te suis.

Peu de temps après, elle a reçu un livre, écrit par un vieux monsieur. Passionné par la ville et ses secrets. Voilà pourquoi elle revient régulièrement ici, fascinée par le labyrinthe et ses mystères.

Elle me montre sur son téléphone, les indices glissés dans l’architecture. De simples motifs décoratifs qui deviennent pour les initiés, l’histoire passée, présente et future, de l’humanité. Le cheminement vers notre accomplissement.

Ai-je été attirée par l’énergie qui m’a retenue dans cette ville improbable. Certes, j’y ai retrouvé mon espace dans le nid, au creux de mon amoureux, venu s’installer ici par hasard. Un popup sur son PC, une location dans son budget. Mais en écoutant Els, l’idée d’avoir été guidée jusqu’ ici ne parait pas déconnante. Quelque chose qui me dépasse.

Je vois ces reptiles dorés qui rodent autour des rosettes. Elle évoque ces cycles qui se lisent dans la pierre de la Cathédrale, du verseau qui est en train de laisser émerger toutes ces forces, on sera naturellement portés jusqu’à l’ère du lion. L’age d’or.

Son fils à l’âge de ma fille. Madame est Psy. Nos chemins se croisent et on semble, bien qu’étrangères, étrangement en phase. De passage dans ma vie la semaine où je pose un texte sur mon père, tirant une dernière balle sur notre relation toxique agonisante. Une mise au point. Déclaration d’indépendance. J’ai récupéré mes billes et croise cette féée. Au dessus de mon petit comptoir de réceptionniste, elle m’enlace. Doucement, m’infuse de chaleur maternelle. J’ai l’impression qu’on fête mon diplôme en auto-psy, après l’autopsie de cette relation paternelle clarifiée.

Les papillons sont venus la chercher au moment du décès de son père. Oui, très dur comme père. Avec ma mère, horrible. Mais on s’est réconciliés. Voilà. Notre pseudo fusion cosmique lors de son séjour vient graver ces messages de confiance, foi, guidance, le moment où on « tue » le père au sens réel ou psychanalytique est probablement crucial dans le timing de notre réunion.

Les antennes rafistolées, GPS cœur opérationnel, libre de monter à bord du carrosse de mes intuitions. Encouragée par Els experte. Qui signe un constat de rémission.

CHAPITRES

ELS III : LE FLAMBEAU DE RIANNE

C’est au moment du check out que ça a craqué en moi. Comme du bois mort.

J’ai regardé ce petit couple, jeune, charmant, et pourtant sans vie. Figé dans ses gestes, ses expressions, ses attitudes. On échangeait banalement ce qu’il y a à échanger entre un réceptionniste serveur de petit déjeuner et des clients d’hotel lambda. Voilà ! Tout est en ordre, au revoir… à une prochaine fois. Les voyant de dos, s’éloigner avec leurs valises, je pensais Quel gâchis.

Ils repartaient tels deux petits glaçons, ensemble, et je me sentais neutre. Comme si on n’existait ni les uns, ni les autres. Songeant à toutes les émotions échangées avec quantité d’hôtes durant les neuf derniers mois, qui continuaient à résonner bien après les adieux, j’ai réalisé que depuis quelque temps, imperceptiblement, je glissais sur une voie stérile, déviée malgré moi du chemin fertile et luxuriant, sur lequel je me baladais en sautillant et sifflotant la plupart du temps.

Souvent, sur le départ, les voyageurs m’encourageaient en chœur, en refrain, en écho, ne changez rien, restez comme vous êtes. Alors qu’être autrement me paraissait totalement improbable un temps, ces remarques commençaient à m’inquiéter. Dans les moment critiques où je résistais, jetant dans la benne rouge (produits toxiques), les tas de consignes croissantes, répétitives et oppressantes de mes employeurs, je m’efforçais de me consacrer à la clientèle, la chouchoutant malgré tout, la servant comme il me plaisait de le faire. Désormais, ces simples appréciations semaient un doute. So helpfull, so kind. Le silence qui suivait, comme une crise d’hypoglycémie, me laissait fébrile, une fois seule. Panique. Vertige. Merde. Comment ça ? Comment je suis ? Comment je ne dois pas devenir ?

Venue des Pays-Bas, Rianne était passée à l’hotel, un mois plus tôt. J’étais déjà en mode veille. Une saison à tenir bon, certes, supportant une douleur dans le dos, dans le pied, enfantin pour les experts en “mots des maux” : Plein le dos des casse-pieds. Et ras les couettes, pour les plus affûtés, spécialistes de la “coupe des cheveux en quatre”, notant mon choix de coiffure récurrent pour affronter joyeusement les assauts de la direction, l’ennemi envoyant quotidiennement sa liste interminable de tâches absurdes, inutiles et plombantes.

Rianne revenait titiller ma gaieté, ma passion, mon élan naturel pour la vie et son foisonnement de leçons et mystères. Les larmes aux yeux, face à moi, hôtesse à peu près aussi émue qu’une ampoule grillée, elle racontait comment une douce chaleur l’avait traversée alors qu’elle se positionnait en plein centre du fameux labyrinthe de la cathédrale, si spécial et intrigant que Sting se l’est fait tatouer dans le dos après l’avoir parcouru.

Serrant son homme dans les bras, elle décrivait une sensation dans les jambes. Un faisceau les unissant. Comme dans un dessin animé japonais, quand ils en deviennent phosphorescents.

Elle n’osait pas trop mais montrait vaguement aussi le bas du ventre, étonnée, l’œil rieur. Une énergie de fusion, sexuelle, d’union, d’amour.

Je lui parlais d’Els qui m’avait confié des impressions similaires, et je percevais en moi une lueur. Délicatement, sa ferveur me touchait, me réanimait, me secouait gentiment alors que je commençais à m’engluer dans cette posture de mood en demi-teinte, un peu paumée sur le sentier boueux qui semblait mener à l’issue de mon contrat. Après tout, me consolais-je, de la vase sort le lotus. C’était probablement inscrit au programme, pour une suite qui n’en serait que plus belle. Succession logique de phases : salissage, lavage, essorage… bain de boue régénérant.

Mais le temps se figeait, devenait interminable. L’argile devenait béton. Alors, saisissant l’occasion de cette rencontre, je m’extirpais de cet état, secouais mes plumes pour écrire, et me replongeais enfin dans la bulle où Els et moi avions séjourné alors, en ce petit voyage spatio-temporel féérique. En échange, je passais à Rianne le numéro de sa compatriote, histoire de ne pas briser la chaîne.

Pendant qu’elle jouait à la fermière dans les Pyrénées, elle la contactait entre deux mises en pot de confitures. Els lui faisait part d’un problème qu’elle rencontrait pour avancer dans ses recherches. Innocemment, perchée sur les sommets enneigés, Rianne en parlait à une personne, comme ça, lançant une bouteille à la mer, version montagne. L’homme lui indiquait alors, en brossant le cheval, l’ouvrage clé, précisément la pièce qui manquait à notre amie commune. L’apprentie montagnarde me conterait ce nouveau chapitre mystique à son retour, ayant réservé une chambre pour boucler en beauté ses vacances.

Entre ses deux visites, s’écoulaient les semaines nécessaires pour constater, grâce au non-échange avec le couple “neutre congelé”, la façon dont ma déception et frustration d’employée avait modifié ma nature.

De joviale, joyeuse, déconneuse, fraternelle, je passais à robot à l’ancienne. Pas ceux qui grace à l’IA sauront donner le change, nous faire sentir à l’aise, certains d’être en présence d’un humain augmenté, vraiment au top, efficacité et good vibes. Non, je suis devenue la borne jaune parlante du siècle dernier, science-fiction des seventies, qui débite sinistre, de sa voix métallique les instructions et formules de politesse lorsque tu appuies sur le bouton gris : veuillez patienter, insérez votre ticket, attendez votre monnaie. L’hotel vous souhaite une agréable journée et espère vous revoir prochainement.

Voilà comment, en me mettant sur pilote automatique au boulot, je me suis tiré une fléchette anesthésiante dans le cœur. Ne plus briser la glace et la sentir me gagner.
Alors que je marchais tranquillement vers mon sweet home après une matinée de travail morose, j’avais eu un flash en pensant aux patrons de l’hotel, ruminant ma croix, mon boulet. Shooter dedans et juste après, l’état de mon pied amoché. Double peine si je jouais leur jeu, celui de l’équipe adverse qui te pousse à la faute, au coup de boule, t’encourage insidieusement à t’auto-trucider.

L’urgence, comprendre l’issue du match, fatidique. Partie perdue, les patrons gagnant par défaut, et venant me narguer avec la coupe, à travers les barreaux.

Après le départ du petit couple de touristes surgelé, j’appuie sur reset. Repars dans la déconne, valse entre les tables, fais connaissance avec mes convives. Comme le vélo, ça revient direct. Bouquet final ! All you need is Love. Instantanément, Colette urbaniste, curieuse et cultivée, vient vers moi. Un échange stimulant, réconfortant. Le service se prolonge mais passe en un éclair. Des adieux sous une pluie de compliments. Sans oublier, la piqûre de rappel : surtout ! Ne changez rien. Si elle savait !

Lovée sous ma couette, je me repasse le film de cette journée parfaite. Si simple ! Comme si j’avais enfin trouvé la recette, débusqué l’ingrédient mystère du bonheur.

Jouer, s’amuser, chercher le plaisir. Dans tout. Partout. Les miettes dispersées, l’essence qui gicle de la peau d’orange… J’ai testé, sceptique au départ, du bout du rouleau. Sans conviction, sur la première tablée du service. Le sel sur le vampire. Yeux plissés, pensant que c’était mort, trop tard, attendant le générique de fin déguisée en Sarah Bernhardt. Puis réouvert un œil, l’autre. L’impression bien réelle que l’ascenseur remonte doucement, le curseur joie, énergie, applaudimètre, en flèche.
S’il suffisait…ben oui ! Tout vivre avec amour. Une matinée à parler, sourire, savourer l’odeur du café, enfiler la chaussette pailletée qui épouse la cheville comme dans un conte d’Andersen. Et imaginer, amusée, la tête des boss harceleurs qui subitement, penauds, retrouveraient la cage vide… Presque envie de leur offrir un hug gratuit.

Demain, la liberté, et pour conclure en apothéose, Rianne me rappelle qu’elle arrive. Pile le dernier jour de mission. Je m’imagine cette dernière séquence, montée sur ressorts, comme quand en fin d’année, on allait à l’école juste pour se courir après et se jeter des bombes à eau dans la cour de récré ensoleillée de juin.

Ça vibre. D’une main, j’attrape le portable. Rianne s’annonce On se voit au petit-déjeuner ! et conclue par un message énigmatique, évoquant un certain « livre de l’Amour » de Marie-Madeleine, suivi d’un gros Gif animé cœur rouge palpitant.

Saisie de stupéfaction. Je montre à Stephen. Non mais nan ! Tellement à propos. En ce jour J !… Allongée, et sonnée, pas le temps d’enquêter. Elle valide ma découverte, l’amour …livre testament. Le réveil est programmé dans 7 heures. Je me jette dans le sommeil. Frisson. Larmes aux yeux avant de les fermer.

Bientôt le clap. Fin des neuf mois de mission. Rianne apparait en bas de l’escalier sombre. Immobile. En levant la tête, deux ou trois crans au dessus de la mienne, mon regard aimanté par ses yeux vifs, je perçois son long corps aux teintes de verts bleutés, surmonté du joli visage encadré d’un chignon flou, comme une douce lanterne éclairée, avec un sourire chaleureux, ému.

Tellement de choses à se raconter. Elle m’appelle soul sister. Me propose une fois la ronde des cafés-croissants terminée, de m’asseoir en face d’elle.

Se confie. Un burnout l’année précédente et cette décision ferme. Même si financièrement, elle n’avait pas le choix. Je ne travaillerai plus. Jamais. Fini Niet. Quarante morveux de cinq ans scolarisés en batterie avaient eu sa peau. Jusqu’au jour où, se recueillant dans Notre-Dame, un cierge éteint, les yeux fermés, une petite fille s’était approchée avec sa propre bougie, pour rallumer sa flamme. Sa décision en béton armé pulvérisée par le geste de la fillette, elle savait que le barrage avait cédé. Le flot poursuivrait son cours librement. A son retour, sans lever le petit doigt, elle se voyait proposer un nouveau poste ailleurs, en charge d’une classe à échelle humaine, poussins bios élevés en plein air, après trente ans dans la même école-usine. Elle signe. Son compagnon, plus timide, en retrait, propose en contrechant des mots d’une justesse capitale. Acceptation, dit-il en rosissant. Il faut savoir aussi accueillir ce qui vient.

Dès leur départ, je reçois des salves de sonneries du couple maudit de directeurs. De leur fils, de la bru, gérants et Big Brothers ». Messages audio, écrits, WhatsApp. SMS. Le revers de la médaille. La meute qui essaie de déchiqueter la proie avant qu’elle ne s’échappe. M’ordonnant, contre-ordonnant, me pressant, priant autoritairement, me commandant.
Je laisse le téléphone sonner, puis vibrer. Alors que les appels pleuvent en sourdine, je dépose les clés et franchis lentement la sortie. Sans me retourner, embrassée par l’air printanier et le soleil.

CHAPITRES

SANTE

I – Gros lot

La 47, la 35… elle module le ton : la 34, ah ! la 43, comme quand je m’appliquais au tableau, pour réciter la poésie. On n’est pas sur l’estrade, pas au casino. La dame a une charlotte, un masque et elle fait l’état des lieux. Pense probablement au confrère prothésiste qui a touché le gros lot.

Avant qu’elle ne se réjouisse pour lui, j’annonce en articulant comme je peux, bouche grande ouverte : j’ai zéro, en ce moment. La dèche. L’abcès arrive trop tard. En tirant dans le tas, il a fait deux victimes. A une semaine d’intervalle. D’abord Yannick, puis ce fut mon tour.
Même dent ! la 35. Côté bugs de santé aussi, on est âmes sœurs jumelles.

Si on avait été blindés, l’implantologue faisait son chiffre annuel. Allez ! et de 5 pour la dame, on arrache aussi ces trois là ! Quant à Monsieur, ben, il en reste une sur 2 si on avance un peu vers le fond. On aurait tous ri en chœur.

Persuadée jusque là d’être hypocondriaque, je me ravise en l’entendant : je suis bien en deçà ! Limite au stade « déni plus plus ». Quand j’avance l’éventualité d’une molaire peut-être un peu borderline, j’apprends qu’elle cache la forêt. Ravagée par les flammes !

Une année est passée. Je tente un spécialiste à Chartres, ville qui, je le constate depuis quelques temps est un désert médical. Deux mois s’écoulent avant ce rendez-vous avec un spécimen de charmant assistant d’Amérique du Sud, moi c’est ploutôt domaine esthétique me précise-t-il tout sourire, aïe, l’étincelle ultrabright dans mon œil. Selon lui, on devrait se lancer dans un joyeux chantier. Mais en voyant le peu d’enthousiasme que je manifeste, il précise… des travaux qu’elle va valider …ou pas, oh pas loin, d’ici, dé o troiz pétites mois, vos verrez avec la doc en chef.
Venue pour 1 implant, on me propose le kit mâchoire complète. A confirmer…un jour…peut-être.

Des délais de malade, devrais-je dire de mort….désolée, attente de 6 mois, ben ça fera un impatient en moins dans le paysage d’Eure-Et-Loir, quand tu n’es pas refoulée d’entrée…Impossible Madame, ne prend pas de nouveaux patients. Revêche, te raccroche au nez avant que t’aies le temps de te plaindre, de t’offusquer ou de l’insulter.

Au taquet et l’hiver s’annonçant, je songe à court-circuiter, coupler passeport et carte vitale. En surfant, je clique sur un organisme de tourisme médical. Ça rappelle illico. Oui, Hongrie, ah en Roumanie aussi ? Cette dernière destination ne m’avait pas effleurée. Parce que : Nadia Comaneci. Qui dès qu’elle à pu, à fait triple salto vers la frontière. Je tente des zones plus fun et ensoleillées : j’avais entendu parler de Barcelone, des Canaries…Ah vous non. Plutôt l’Est. Bon d’accord, oui 50% c’est intéressant, dites moi tout !

A très vite, on se rappelle lundi. Il a l’air ravi, prenez soin de vous ! Bon week- end ! Le dernier à planer sur mes illusions de magie médicale ensoleillée.

Le téléphone. Dix heures pile. Le devis chiffré est arrivé dans ma boite mail.Toute ouïe, je réponds assez calmement. Je comprends. Mais est-ce une raison pour enlever la 36, Célian ? On s’appelle par nos petits noms puiqu’il le propose.

D’où ? La 36 ! Qu’il sort sans préambule de sa roulette hongroise. Je jette un coup d’oeil. La note un brin salée. Ah ben, la 36, ce que vous voyez dessous. Vous voyez le nuage noir ? Il commente la radio que je lui ai envoyée, faite chez mon latino spécialiste du sourire.
Je lève la tête parce que sur le cliché, affiché sur mon pc, je ne vois que ça. Des nuages grisâtres. Même si le chirurgien parisien dira plus tard que ce nuage suspect peut être innocenté direct, qu’une simple image 2D ne permet pas de s’avancer à ce point. La 3D ok ! Mais là mmh..non. Dans le ton, je capte le sous-entendu : charlatan, va ! J’adhère. Je préfère. Sachant que tout ce qui n’est pas blanc est noir-gris….A en croire Célian, je suis une lasagne, infectée, une couche sur deux, avec quelques dents mal alignées en garniture centrale…

Oui je vois, enfin, non, toutes les dents restantes flottent sur un petit nuage noir à priori. Comme moi. Je commence à déchanter. Avant l’appel, je me voyais à Ibiza, poche de glace sur le transat entre deux séances sous le projecteur du dentiste du futur hypracompétent, pendant que le prothésiste peaufinait les couronnes prêtes à être vissées…le tout nappant sur l’agenda, une petite semaine de farniente en bord de mer.

Ah non, là c’est autre chose. Moi je vous parle de la poche. Il explique qu’il faut la vider.
Embarquée dans mes pensées qui traduisent : Les poches. C’est clair. Tout compris. Dents qui partent en cacahuète, vider les poches, les fonds de tiroirs. C’est le deal de l’époque. Mais il enchaine. Parodontale. Les grands mots. Il développe : Si on ne fait rien, les bactéries attaquent l’os.

Dire qu’en majorité absolue, on flippe du cancer ! Mais parce qu’on ne connait pas encore LA poche parodontale. T’imagines ? L’armée de bactéries en train de te grignoter la mandibule, poursuivant le festin avec tes dents, pendant que tu mâchouilles tranquillement ta roquette aux marrons et roquefort en regardant les derniers docs de Canal ?

Alors qu’il parle, je réalise que dans le panel de scénarii proposés les perspectives se réduisent. Purée-compote. Parisienne ? Hongroise ?

Dire qu’il y a un mois, je lâchais le dentier. L’appareil à 2 dents. Comme quand je me débarrassais enfin du soutien gorge. Plus gênée que soutenue. Et hopla ! Terminé. L’appart vendu, à moi les implants.2 max, une broutille. Prise de rendez-vous. J’étais presque impatiente, petits coups de visseuse et quelques liasses de billets, je pourrais croquer mon chocolat sans risquer de remporter le championnat de dominos. Strike !

Jusqu’à ce que mon guide dentaire se mette lui aussi à jouer les speakerines euromillions depuis Budapest. ….et conclue : la 36, avec la 47 manquante, qui nous font 5 effectivement ! Il s’attend à ma réponse…Go !

Au lieu du feu vert, je lui passe un savon. Non mais vous vous rendez compte de ce que vous me dites ? Célian semble interloqué. M’écoute impassible en préparant sa meilleure formule de politesse pour mettre un terme pacifique à cet échange.

Je suis lancée : Ce que vous me dites, c’est que je me fais un petit séjour dans une semaine, on m’arrache 3 dents, et circulez madame. On se voit dans 4 , 5 mois….puis les vis….et encore 2, 3 mois ! Je rentre donc chez moi édentée, c’est ça ?…en attendant que les bestioles de la poche dégagent et que je cicatrise ? Peut-être ! Car je cicatrise super mal, moi Monsieur !
Le dermato m’enlève un grain de beauté à 18 ans et je garde la trace à vie ! Imagine ! Triple extraction ! On plante les supports en titane dans 18 ans, c’est ça ? Sur mon urne ?

Il y croit encore : Ah et l’hotel. Je peux vous le réserver, mais non, ce n’est pas compris.
Dans Capital à l’époque où je découvrais le tourisme dentaire, ça l’était !

Voilà. Il me laisse réfléchir. Sur Youtube, je regarde la dame qui a du refaire le tout. Infection….En Allemagne cette fois. L’addition ? Une multiplication. Par 2 ou 3 par rapport au devis de départ dans le pays où c’est plein pot.

Demain, je tente l’aller-retour à Paris. Prête à signer cette fois. Avec ordonnance antibio, compotes et cagoule pour cacher ce sourire à tomber.

CHAPITRES

POREUSE

A mi-parcours de mon safari médical, me voilà ;  deux vis dans la mâchoire, dégonflée après 1 semaine inquiétante où je voyais dans le miroir mon sosie raté, morose, avec doubles joues double cou. Un petit bout de menton toujours anesthésié 3 semaines plus tard…chaque jour un peu plus sensible…no stress. La paralysie faciale en a juste profité pour venir s’agiter dans mes pensées, histoire de saupoudrer mon état post-traumatique d’un léger supplément d’angoisse.

Quant au robot téléphonique qui me contacte régulièrement pour un test d’audition, je raccroche dignement. Touche rouge. Vade retro. Je note que je deviens une poule aux œufs d’or pour toutes les branches de la médecine.

Dans la colonne des plus, je viens de découvrir les lentilles souples, le bonheur de ne plus ramasser, au moindre éclat de rire, emportement, ou mouvement de danse furtivement improvisé dans la chorégraphie paisible de mes journées, les lunettes serre-tête, d’interrompre ce cauchemar light mais récurent où je les cherche rageuse, alors qu’elles sont cette fois, toujours sur ma tête. Moment de désespoir fugace, parce que tu sais bien que tu les mets toujours ici, ah, ou là, ah bon, attend, alors peut-être là-bas ? Alzheimer ? Au fur et à mesure que les recherches progressent, tout endroit, aussi incongru soit-il, devient parfaitement plausible. C’est ça ! Au sol, à côté des toilettes. Posées avant la douche ? Non ! Sur le porte savon ? Tu recules, parce que tu viens d’apercevoir, en te jetant un regard subliminal dans le miroir, en diadème, l’accessoire narquois devenu vital.

Merci et bravo à l’inventeur de la lunette plaquée sur l’œil. Le périple santé, de ce point de vue, commence à avoir de la gueule. Avec une carotte de taille dans deux ans : j’aurais atteint l’âge où la sécu rembourse les yeux de la tête (du moment que la case cataracte est cochée), avec, la possibilité de porter, intégrés, des cristallins de synthèse, ou de jongler avec les lentilles, avec lesquelles j’ai un contact idyllique.

Tout n’est pas parfait, la nuit tombée, je vois des halos, parfois les gens qui arrivent en face se dédoublent légèrement, mais au moins je les reconnais !

Alors je poursuis, étape par étape. Doctolib, me laisse entrer direct. Mot de passe enregistré. S’il parlait, ça donnerait : Au programme aujourd’hui ? Tes petites chatouilles dans le dos ?

Vous êtes sérieux, Docteur ? Ne suis-je pas un peu jeune ? Pas l’impression que Monsieur ait l’habitude de faire des blagues à ses patientes. J’empoche l‘ordonnance d’ostéodensitométrie, parée pour une première étape d’investigation. Dire que jusque là, je traitais cette sensation en demandant à Yann : Tu peux me caresser le dos, please. Non, pas là, juste, attends, ah, plus haut. Ça fonctionnait.
Si on avait été calés en anatomie, j’aurais pu le guider, comme une banque prudente, système anti-fraude : case D9, carte personnelle numéro 2.

Confiante. En culotte sous la grosse machine, prête à être photocopiée, l’opérateur me félicite. Pas fumé depuis vos 34 ans ? Chapeau ! Il me ferait une standing ovation si je lui listais tout ce que je fais de bien ; arrêté les laitages depuis un bail, parce que ça me bouche le nez, exfiltré les aliments industriels avec liste d’ingrédients à rallonge, colorants et conservateurs au taquet, prêts à doubler les neuromédiateurs, désormais impuissants, incapables d’atteindre leurs récepteur, de faire le job. Vous disiez ? Santé mentale ? Ces petits autistes qui marchent sur la pointe des pieds, jusqu’à ce qu’on supprime le colorant bleu des bonbons schtroumpfs…. Avant ça faisait ricaner les médecins, qui sur un septennat d’études, ont deux jours de cours sur la nutrition, tant pis pour Hippocrate.  Ils regardent les mêmes pubs que toi et te demandent : combien de fruits et légumes par jour ? Ah, c’est très bien. Ils ne te disent pas combien ça t’a rapporté en pesant de pesticides. Aujourd’hui, ils m’encouragent. D’autant que certaines études pointent du doigt les lobbies laitiers et agroalimentaires qui entretiendraient perte osseuse et diabète pour tous, pour la plus grande joie de l’industrie pharmaceutique.

Et pourtant, verdict dégueulasse. Auquel je ne m’attendais mais alors pas du tout. Ostéoporose à traiter sans délai.

Je lui demande de m’expliquer. Score pourri. Gros risque de fracture.

Quand je passe à la radio. Je l’entends commenter. Tassement de la D9. Nous y voilà.

Je ne me suis pas tassée par hasard. L’an dernier, j’attends ma livraison calée sur mon seul jour de repos. Arrêté devant le numéro 24, le livreur appelle, il ne voit pas mon nom. Bis, Monsieur, le 24 bis. Un quart d’heure plus tard, soit à la vitesse de un mètre par minute, il apparaît. Le gars chouine. Me raconte ses misérables conditions de travail, sa sciatique, se trompe de canapé que je  remballe avec lui, poussage du second canapé, je le motive, le booste parce que pour lui tout est impossible. La grille passera pas, la porte passera pas, ah demi-étage….silence, il secoue juste la tête avec une moue résignée. Il le monte en ascenseur.

Finalement, ça passe. Ça repasse. Rerepasse.
Et moi, je casse. J’ai envie de l’expédier avec son diable par la fenêtre. Qu’est-ce qu’il fout. Au téléphone pendant que je poireaute. Qu’il le récupère son engin.

Ni une ni deux, je l’attrape par les cornes. On roule, le diable et moi, jusqu’aux 3 marches. Et là, pour ne pas abimer l’escalier, je tente de contenir l’élan de la bête…. Qui ne pense qu’à plonger, et je sens mon dos qui révèle des propriétés inconnues jusque là : en autonomie, il plie, se comprime comme un accordéon. Trop tard.  Le niais me dit, ah oui, c’est très lourd. Il disparait et là je serre les dents. Les jours suivants je continue… Journées de travail d’esclave comme hôtelière-femme de ménage-serveuse de petit dej et hôtesse d’accueil, 5 lits à changer, avec matelas de deux tonnes et la patronne sur le dos. Brandissant son fouet.

Alors, quelques mois plus tard, la radio confirme.

Réflexe du doc, il rédige impassible une lettre de recommandation pour son confrère rhumatologue.

Et pour le spécialiste, y’a pas à tortiller. Je lui dis…peut-être l’anorexie-boulimie. Adopté. Il a trouvé sa coupable. Se jette dessus. Quelques semaines plus tard, il me le rappelle. Aucun doute, les privations alimentaires. Petit cours sur le capital osseux qui se fabrique avant 20 ans. Il occulte complètement le versant « boulimie », accroché à sa pointe d’iceberg. Des camions de fromage blanc, laitages et autres plaques de gruyère et comté ingérés. Si ces produits avaient vraiment été mes amis pour la vie, je devrais tout bonnement être un os aujourd’hui. Calcifiée.
Quelles qu’en soient les causes, il ne s’en émeut pas. La première évoquée fait l’affaire. L’important, c’est sa solution. Confiant, il déballe son traitement. Oui, lui aussi est pour les trucs naturels, dit-il lorsque j’objecte, mais là, non ! Avec moins trois virgule huit, si vous voulez vous retrouver le dos en bouillie dans une chaise roulante
Trop pas. Je sors de chez lui sonnée, laisse la pluie me pleurer dessus. Glisser puisque je suis en cristal.
Je cogite, me repasse la consultation en boucle. En m’assurant à chaque pas que le choc ne va pas provoquer ma chute en tas de miettes.

Seul hic, ses piqures. Je dois me shooter au stylo. Chaque jour. Un an et demi. Et on finit par une perf.  Neutraliser les molécules mangeuses d’os. J’accepte l’idée cinq minutes. Me vois dans un Tarantino en train de me planter un Bic rose dans la cuisse au réveil. Jusqu’à ce qu’il évoque le risque. Possibilité de mort de la mâchoire. Ostéonécrose. Alors il avertit le dentiste. Elle en est où ?

Terrain à risque ? Miné de chez miné, pas besoin de demander l’avis du chir. 2 nouveaux implants, avec des nuages chelous qui planent sur les panoramiques. Flottants et non identifiés. Sont-ce juste des séquelles d’anciennes inflammations, des bâtons de dynamite en sommeil ?….

Je lis tout sur le web. Le risque existe. Mais à priori uniquement aux doses prescrites pour les cancers….

Va savoir. Je vais donc devoir me lancer ? Et si ces molécules ne mangent plus les débris d’os, alors j’aurais des vieilles briques, mélangées aux nouvelles ? Des questions que je me pose. Auxquelles je réponds par :  Ça ne m’emballe pas.

Et si je zappais ? Faille-spatio temporelle. Du tout, je n’ai jamais rencontré ce médecin. Je tourne la tête. Et si je partais par là ? L’autre voie. Soufflée par l’autre voix en moi.

Ce score catastrophique. Certes, je suis mauvaise sur la courbe. La pire des femmes de mon âge. Tout en bas. Mais ne suis-je pas partie d’encore plus bas ? Avec l’anorexie théorie number one défendue par le rhumatologue, catégorique. Les anti-lobbiistes de l’industrie agro-alimentaire pointeraient du doigt la boulimie, avec des preuves, toute cette glutenerie qui durant des décennies à joué les abrasifs. Intestin microporeux. Docteur Wallet, depuis la  Californie dirait : ces litres de lactose…évidemment ! Acidifiée, évasion massive du calcium. J’adhère complètement. Parce que l’an dernier encore, je m’approvisionne au rayon laitage, comme si je croisais mon dealer. Rechute fatale. Trop de pression, de stress, de relations horribles au boulot, je me rabats sur des maxi yaourts de brebis. Lendemain, même rituel. Avec le miel, la potion opère. Toute une semaine. Je retrouve mon zen pour passer une soirée potable avant d’enchainer avec le lendemain. Après quelques soirées de cette routine anti pétage de plomb, une nuit, je suis réveillée par mes os. En prenant appui sur le matelas, je constate que mes mains douloureuses ne sont plus vraiment articulées. Chaque jointure est élargie comme un osselet, un squelette d’alien se substitue au mien. Je rerestoppe les laitages. Et retrouve l’usage de mes mains. Comme si j’avais fait un saut dans ma quatre vingt treizième année et avais droit à un retour vers le présent.

Je la tiens ma théorie, et oui, c’est moi la patronne, même si le ton du professionnel est ironique. Alors je te dis niet, Monsieur le sachant. Comme ces nutriments précieux, qui tout ce temps, voyant l’ambiance, bifurquaient avant d’atteindre leur poste…Vas-y on se casse, trop stressée la meuf, ici on fond comme des aspirines.

Là haut, au QG on commence à s’organiser : télécharger les listes d’aliments alcalinisants. Revenez ! Restez les K, les C, les P, …jusqu’au Zinc ! Soyez les bienvenus !  Petit compromis : ok pour la dose massive de vitamine D. Dix-sept euros l’analyse quand c’est le généraliste qui passe commande, remboursé à 100 % quand le rhumatologue ordonne. Va aussi pour les petits sachets de calcium. 2 sniffs par jour. Ah non, voie orale.

Je me demande s’ils n’on pas échangé mon dossier. A vingt ans je me trainais, mais aujourd’hui, regardez ! Je glisse, me rétame et rebondis, dans la foulée comme si de rien n’était. A part quand le diable s’y met.

Sans cette chatouille dans le dos, j’aurais tracé tout droit. Pas d’ostéo, pas de rhumato, pas de piquouzes.

L’an dernier. Deux chutes mémorables. Une osteoporotique se serait fracturé le fémur le premier jour, le poignet le lendemain, au second épisode. Certes, le crane a percuté l’arbre. Mais, parait-il, l’os du crane n’est pas embarqué dans la dégringolade du capital osseux. Imagine. Oh ben la tête cassée en deux. Là, ça finirait mal.

Plouf-plouf :  risquer les fractures ? Toute la colonne ? Handicapée ? Ou une mâchoire nécrosée ?
La balance penche. Très largement. Berroca, vitamine D, Klamath, Quinton. J’ai des copines incollables en naturopathie.

Après les annonces, verdicts, prescriptions, condamnation, questions et quasi-acceptation, mon esprit continue à lister les hypothèses  :  
Et si j’étais dans cet état depuis toujours ? Que cette porosité était ma nature. Juste poreuse . Une éponge. Organisme non délimité, à vif, sans barrière intestinale, des os en gruyère. J’assimile mal. J’absorbe. Je capte. Laisse passer. Transpercer. Ressens excessivement. Réagit en mode drama. Allergique à presque tout. Une sorte d’entité subtile, au sens de pas solide, un peu à l’état gazeux. Vaporeuse. Au point que je peux entrer dans l’autre, et voir à l’intérieur. Jeanne pose sa fourchette, me scrute. Rends ta casquette d’agent immobilier et ouvre un cabinet de thérapeute. Tu me scotches. Comme si à leur tour ils devenaient poreux pour moi. Lisibles. Mais comment tu sais tout ça ? Dix ans que je le connais et en une soirée, t’en sais plus que moi ?

Et si c’était eux, pontes de la médecine, qui à force de m’irradier, me transformaient en chips ? A un an, on entame mon album radios, aujourd’hui épais comme un bottin.

Passons ! Le jeu consiste à trouver. Pas à chercher. Des réponses sans questions. Ferme-la symptôme. On s’occupera des effets secondaires et autres dommages collatéraux le moment venu.

Ce matin, prise de sang, pourvu qu’on ne trouve pas d’autres marqueurs déglingués, puis demain, je passe dans un aimant. Il m’a juste dit : claustrophobe ? Pas que je sache. Espérons que les implants et autres broches restées prisonnières de mes fémurs depuis le temps ne me scotcheront pas à la paroi de l’engin… IRréMédiablement…

CHAPITRES

A l’heure ou l’IA est sur le point de concevoir, pour t’accueillir en fin de journée, un intérieur adapté au mood du jour, on se décide avec mon équipe maritale pour l’achat d’un nouvel aspirateur. Intelligent.

Un site, proposant son modèle, m’explique que ce serait parfaitement ridicule de  payer un tel prix à la concurrence. J’avoue, ailleurs, c’est pas donné. Atterrissant pourtant sur le marché une décennie après que tout le monde en soit équipé, j’imaginais un prix plus près de ceux des balais, voire seaux essoreurs. Loin du compte.

Alors je m’imprègne de l’argumentaire sans faille du site. En effet, à quoi bon ces fonctions superflues ? Cette marque propose un smart robot qui ne fait pas de chichis ; je clique.

Carte bleue, date, cvc. Et là : rien.

Habituellement, même quand il s’agit de quelques euros, la banque s’interpose. S’ouvre la page autorisation, avec un dessin moche d’homme sérieux me proposant deux options : « Je paye » ou « Je refuse de payer ». Dans le cas numéro un, re-code confidentiel ! et enfin, après cette série de haies, réapparition du site marchand qui me félicite.

Cette fois. Pas de popup banque. Silence du marchand.

Comme je viens de me réveiller, je rassemble toute mon énergie pâteuse, concentrée sur l’écran. J’enquête : barre de recherche : « Flash Vente arnaque ». Et là, des témoignages, en cascade, qui semblent assez raccord. Entre celui qui n’a jamais rien reçu et celui dont les prélèvements se poursuivent aléatoirement. Sabbah me racontera plus tard qu’elle a finalement reçu, à la place d’une pendule murale, une fausse bague Cartier. Viens pas te plaindre maintenant, vraie horloge, vraie bague Quartier. Ya quoi ?

Je retourne sur la banque qui cette fois, n’a pas tilté, et de rubrique en rubrique, je fonce, index de compétition sur mon écran, direction « cartes ». But ! Opposition réussie. Je n’irai pas grossir les rangs des victimes. Je réalise alors que je n’ai pas de chéquier, pas d’autre moyen de paiement. Je fais taire l’angoisse naissante, lui opposant ma réponse à tout, leitmotiv du moment : « on verra bien »…

Ainsi, Je zappe. Même si l’incident se rappelle à moi à longueur de journée. Je pense à Layala, ma fille, fraîchement installée à Paris :

_ ça va ? Tu t’en sors ?
_ Mouais. Même si à dès que je respire je dépense 50 euros.

En attendant le délai nécessaire à la fabrication de ma nouvelle carte de crédit, je reste bloquée une demi-heure dans la file d’attente du guichet RATP pour acheter deux malheureux tickets de métro. Pendant qu’on n’avance pas, je scrute les tourniquets, et mouline : j’y vais ? J’y vais pas ? Lui me laisserait : 1/ passer ?  2/ me coincer dans les portes clap ? Les contrôleurs acceptent-t-ils le cash ?
Si je les croise, adieu mon rendez-vous.  Je patiente. Impassible en façade, à l’intérieur envie de dégainer un mégaphone et de pousser ma gueulante. IL VOIT PAS QU’IL A DES CLIENTS JUSQU’A L’ANNEE PROCHAINE, MONSIEUR MOLASSE  ! L’employé est zen, ou lobotomisé. Un vague sourire, le geste lent, la masse du troupeau ne l’affole pas. Un des deux guichets est fermé. Si je pouvais, j’irais assurer l’intérim 10 mn, histoire de ne pas prendre racine dans le béton.

Tout devient tarabiscoté. Paiement en binôme. Ok, je te fais le virement et je te whatsappe dès que j’ai payé avec ton numéro de carte, (que j’ai noté et caché dans mes affaires, dont je mets dix minutes à retrouver la cachette, le lendemain). T’as 128 secondes pour valider l’opération. Suspens. Plus que vingt. Je réserve la veille mon train régional comme si je programmais un voyage aux Maldives. Chartres Montparnasse. Ma technique d’achat, très sophistiquée lorsque je voyage en TER, et lorsque je suis en possession d’une carte de crédit, consiste, depuis peu, à prendre mon billet une fois à bord. Les portes tintent, en mode, on démarre, saute ! Essoufflée jusqu’à ma place où je ne me cogne plus la tête, piège imparable pour tout voyageur sur cette ligne, débutant ou distrait. Et pas un petit poc. Non, Littéralement assommé. L’étagère est redoutable. Une fois installée, je réserve.  En adoptant cette technique du paiement en ligne sur place, j’évite le passage à la borne ; pas celle-ci, cassée, ah ! l’autre aussi, file de malade pour réserver. Ainsi, dans vingt minutes, si je persévère,  j’aurai le sésame pour voyager, mais plus de train, ni de rendez-vous-dentiste à Paris puisque j’aurai pris une heure de retard dans les gencives, empruntant en règle, le Rémi suivant.
La toute première fois, pour me dédommager pour la gêne occasionné par ces pannes, et la perte de précieuses secondes en me rangeant derrière les voyageurs dociles, ayant choisi de rater leur train, je décide, d’écourter le trajet réservé. Station n+1 au départ, n-1 à l’arrivée. Je gratte quelques euros, satisfaite, m’offrant une fois à quai, avec ces économies, le luxe d’un passage aux toilettes, et la possibilité, si l’envie me prenait, d’inviter 4 voyageurs à en faire de même. Contente d’échapper au racket, de refuser ces tarifs dignes du business model « Proud to pay ». Excessifs. Prohibitifs, alors que tu luttes une fois sur deux, bosse sur le crâne, contre la clim déchainée ou le chauffage abusif. Les contrôleurs surgissant en bande, à chaque aller, cherchant des noises aux séniors n’ayant pas capté toutes les subtilités de leur réservation, juste au moment où tu commences à te détendre, à t’évader dans les plaines de la Beauce,  billet  réglo, puisqu’ils n’interviennent généralement qu’entre la deuxième et l’avant dernière station.
A fourbes, fourbe et demie.

C’est presque une nouvelle vie. Je réapprends à compter la monnaie, à la voir m’échapper des mains entre deux caisses de supermarché, improvisant un jeu de chat et de souris avec le client suivant qui se met à twister pour faire obstacle à la course de la pièce, l’écrasant de toute ses forces comme si la bête pouvait lui mordre le pied ; des scènes bientôt obsolètes, comme celles des cabines téléphoniques, quand on paiera avec notre tête, en regardant la caméra dans les yeux.

Une semaine pour récupérer un nouveau bout de plastique pucé. Ça commence bien. Activé dans le sas même de la banque, je retire dix Euros qui me résistent, pincés par le distributeur. Piquée, je tire vivement, et envoie cette fois le billet dans les airs. Le regarde plonger dans la corbeille à papier.

Cherchant à comprendre, décortiquer tout incident, aussi anodin soit il, je ris bêtement. Personne n’a vu. Je ramasse discrètement le papier rouge dans la corbeille. Et le plie dignement en me disant. Ben qu’est-ce que tu fous ? T’es pas bien ? Ton bif, direct dans la poubelle.
_Oui ? me dit la psy en moi.
_Pfff. Aucune idée. Peut-être que toute cette gymnastique de codes, accès guichet autorisation commencent sérieusement à me courir ? La psy ne répond jamais. Elle veut juste que je me pose des questions. Peu importe lesquelles.

Tout est rentré dans l’ordre. Nouveau paiement sur le web. Même plan. La banque ne se formaliserait-elle plus ? Accepté direct sans me demander dix fois si je suis ok ou pas. C’est reparti. Barre de recherche : Etsy arnaque ? Non. Cette fois, totale confiance.

Période bizarre, nuit soudaine en plein après-midi. Un peu en demi-teinte, pas ouf. Quand tout à coup, une copine me sollicite. Rencontrée l’an dernier aux abords de la Cathédrale, fan de ses secrets, et de la géographie du sacré, situant Chartres sur le même plan mystique que le monastère du Dalaï Lama à Lhassa. En m’informant, j’apprends que 16 autres points sur le globe seraient traversés par des énergies comparables, mais inaccessibles, au fin fond des océans, ou sur des terres hostiles….
Cette Stella _ ça ne s’invente pas_, me demande si je suis ok pour participer à une cérémonie du solstice, dans ce lieu remarquable, à quelques minutes de chez moi. Vla autre chose ! Quand mon quotidien, actuellement, consiste à hiberner, enchainant les documentaires sur la planète, les jeunes guerrières du changement climatique, investigations sur la société, les richesses, les migrants, les destins d’artistes,  en crochetant furieusement du fil à paillette, histoire de saupoudrer des journées de météo maussade d’un max d’étincelles, seule activité me transportant, avec la confection de boites pyramidales dorées pour la préparation des cadeaux de Noel, produisant sur mon mental, les mêmes effets légèrement euphorisants.
D’emblée je chasse l’idée. Elle s’y reprend à plusieurs fois. Suffirait de guider les personnes souhaitant y participer, d’allumer un cierge dans ce lieu qu’elle vénère….cérémonie pour fêter la lumière.

Pas emballée, mais n’imaginant aucune excuse valable, je me laisse convaincre. De 10 h21 à 10h40, l’occasion de retourner dans ce monument remarquable, en se laissant porter par sa voix intérieure…Je cède.

On est 3, la quatrième inscrite n’ayant pas entendu son réveil. Mine de rien, je tiens mon rôle. Ça vous dit ? On passe par là ? Ne souhaitant pas suivre le protocole envoyé par le groupe et en ayant averti mes nouvelles copines, je les guide au gré de ma fantaisie. On l’allume ici et on promène notre flamme dans la Cathédrale. D’accord avec chacune de mes décisions, le mini cortège évolue. J’aurais aimé être « j’irai dormir chez vous » pour filmer nos têtes investies d’illuminées à la bougie. Les trois messagères de la lumière errant sans but précis, sur le pôle miraculeux de Chartres ! Avec Elisabeth, on s’accorde sur l’endroit où ou déposera la bougie.

Je discute cinq minutes avec la vierge qui me fait face. J’aime bien son feeling, elle semble assez ouverte, le manteau déployé, stylée, les petites loupiotes tout autour, alors je liste un peu tous ceux à qui je pense. La paix, l’amour, rien de très original. Je pense aux conflits, cette amie qui a quitté sa maison en attendant que la situation s’apaise au Moyen-Orient, mes guéguerres intra-familiales. Vas-y. en fait je n’ai rien d’autre à faire comme vœu. Je me reconnecte à la mission. Me concentre, comme si une fois sortie de la bâtisse, la représentante du très-haut n’aurait plus de temps à me consacrer. J’ajoute en conclusion de prière : Voilà c’est ça, permet qu’on soit tous guidés par une lumière, que tout soit facile pour tout le monde, qu’on soit tous dans le cool. Bon ben c’est tout je crois…Je sèche.

L’une de nous trois dit, c’est marrant, sur tout ce parcours, qu’elle nous indique, j’ai ressenti une grande joie. Pas moi. Rien de spécial. Mais je suis contente pour elle.

Perso, je trouve que leur chantier permanent casse l’ambiance. Bâche grossière et colossale éclipsant l’orgue majestueux cette fois. Comme ce curé qui apparait subitement, et sonne sa cloche, en nous matant un bref instant.

Je n’ai aucun code, et je ne cherche pas . Je regarde ce qui me plait, et observe ce que ça me fait.

Elisabeth décroche son tel, oreillette. Elle non plus ne semble pas être très à cheval sur les lois des lieux.

L’autre participante nous quitte et alors que je suis seule, me prend l’envie d’aller sur ce point central du labyrinthe, où je me suis rendue une seule fois en deux ans de vie ici.

J’achète une prière en espagnol, adressée à la petite vierge que j’avais spontanément choisie pour papoter un peu plus tôt. Sa photo en illustration, se trouve au dos du texte. Je paie les Cinquante centimes, tarif conseillé, pour mettre toutes les chances de mon côté ;

Je me plante en plein centre et lis mentalement la prière.
Là, j’entends une voix. Masculine : vous ne pouvez pas rester là, au centre, vous gênez le passage. Sans se retourner, l’homme, massif, me dépasse.

Choquée. Il m’est arrivé à peu près la même expérience lors de mon premier tcheck avec ce célèbre labyrinthe. Je lui dis merci en pensent crétin. Toute l’allée est dégagée. Un dingue ? Un signe ?
Je bouge, mais décide de me replanter exactement au même endroit, en espérant une autre manifestation, plus subtile.

Posée avec le petit stress de « imagine il raboule », je résiste quelques minutes, et ne sentant absolument aucun appel, ni passage du flux d’énergie attendu, je bouge.

Arrivée chez moi, j’ouvre la boite aux lettres. Un colis ; Impossible. Jusqu’à ce que je l’ai vraiment déballé, je n’y crois pas.

Il est vrai que malgré l’opposition et tout ce foin depuis la transaction douteuse, j’avais remarqué le débit de la somme sur mon compte, et avais aussitôt lancé la procédure de réclamation à la banque. A quoi bon sinon ! Une fois le blocage fait, d’où se sont-ils permis d’accepter cette opération semi-frauduleuse ?

Je déballe l’appareil. Mignon, très petit quand même. Avec une réserve de poussière pas plus grande qu’un étui à cigarettes. Sceptique, je fais les petits montages, clipse deux pièces, jeu d’enfant, et le mets au boulot. S’il n’a pas toutes les fonctions superflues, je remarque qu’il fait un petit bruit de film d’horreur qui à mon avis, n’était pas vraiment indispensable.

Ok, il ne prend pas le fil, ah, le poil de chat non plus, pas plus que le confetti. Je vérifie l’aspiration. Pas violente en effet. Je comprends que le prix à 10 pour cent de ceux du marché est conforme à ses capacités.

En fin de journée, décidée à retenter le coup, je le charge avec son mini cable usb. Une fois à bloc, je le relance. Voyant qu’il n’est pas plus motivé sur le cheveu qui traine et autre bidule sur lequel il est pourtant resté quelques minutes, je reprends mon aspirateur classique, beaucoup plus bruyant, mais qui ne lésine pas sur le panel de spécimens à aspirer. Smarty nous suit avec sa jolie lumière bleue, en se cognant un peu partout, et je me surprends à lui trouver une fonction . Par son passé chaotique d’objet non désiré,  et l’inefficacité remarquable de ses performances,  il m’amuse, m’attendrit. Me voilà, à deux jours de Noel, avec un aspirateur de compagnie !

CHAPITRES

Que ta parole soit impeccable !

Bifurquer. Adopter une autre attitude. Comme quand Picasso saute le pas, nous immerge dans sa réalité, inédite. Secouer toutes nos belles fondations développement personnel. Sensées nous fournir la notice de la vie, des relations harmonieuses. T’es sûre ? Et en prison, ça marche aussi ? La cerise sur le ghetto !

Le mec d’UFC Que Choisir me dit : faut apprendre à mentir, bluffer, tricher. C’est comme ça qu’ils avancent, vous voyez bien, chantage, intimidation, menace. Ça m’excite cinq minutes, comme si tout à coup, je me disais allez, faut bien mourir de quelque chose, testons l’héroïne !
Que ce soit le syndic, l’agence immo avec la fuite d’eau, ou à l’autre bout de la France, le plombier véreux qui m’extorque 900 euros pour changer un flexible…De quoi basculer en version dark ?
Pourtant, une nouvelle fois, j’obéis à mes règles de Sainte Sophie. Dire ce que tu fais, faire ce que tu dis. Au boulot ! Je pourrais souffler après ces neuf mois de travail à la chaîne, fouettée par une déséquilibrée, m’appuyer sur les allocations chômage pour continuer de régler mes dettes, mes crédits. Pourtant j’y retourne. Puisque malgré mon CV impressionnant, ils ont accepté ma candidature au poste de servante. Recevoir un énième bon point, pour un bulletin de note impeccable. Pas envie d’aller me déguiser en garçon de café dans un hôtel de la zone, industrielle, artisanale, appelle ça comme tu veux. Coincée entre un bowling, une enseigne de bureautique et un Buffalo grill, j’ai l’impression d’avancer à reculons. Mais je me suis engagée. Condamnée ? 2 mois à tirer. Fermes.

Alors je me retrouve au milieu de nulle part, m’éloignant de ma Cathédrale, lui tournant littéralement le dos, quarante mn à pieds, dans un panier de rampants. Parce que coincés là depuis des années, faisant partie des moquettes, ils s’octroient le privilège de balancer des petits ordres à la nouvelle. Comme si t’arrivais en taule. Tu poses ton téléphone ici. Pas là. Pas ton cul. Debout quand le client entre. Yvonne ? C’est différent, Six ans d’ancienneté. Même poste même fonction : elle peut. Toi pas. Mange là. Mange ça. Pas là. Avec nous. Même si on parle entre nous. Pas avec toi. De toi. Dès que t’as le dos tourné.

Alors après quelques jours impassible à me protéger, refuser de jouer les cibles, je mélange toutes mes règles et jette en l’air voir comment ça retombe.

Heureusement, une fée dans cette décharge. Je me retiens cinq minutes. Ne pas lui parler de ce qu’il se passe. Trop négatif, tout est crado. Peur de la miner. Elle est fraiche comme une rose. Paupières vertes en mode seventies et ça lui va super, comme la feuille dans la continuité des épines. Un eye liner à la Nina Hagen acidulée, qui sur elle fait une virgule, une respiration à la menthe. Elle ironise sur son mètre cinquante, mais c’est celui de Betty Boop, ses formes ont la saveur d’une fraise Tagada. Et je ne vois aucun papier froissé dans son regard, une âme de papillon, de luciole, piquante et trash dans son franc-parler mais limpide comme son rire, sa pensée, sa façon d’avancer. Le tout dans la douleur d’une endométriose dernier stade, inimaginable quand on se prend son sourire dans l’œil.

A la seconde où on se voit, on se jette sur nos quinze minutes de passage de relais pour vomir ensemble l’infâme mauvais moment qu’on passe avec nos co-équipiers. 
A quoi bon, parole impeccable… Paloma est la seule à ne pas manger de cadavres ici. Plus que par éthique, je m’y suis résolue il y a quelques semaines, parce que je n’en peux plus d’éternuer plus souvent que je n’inspire, de devoir écarter mes narines manuellement pour laisser passer un filet d’air. Alors je me décide. Grand ménage digestif. Du légume et de la graine, des fruits. Je regrette de ne pas m’être radicalisée avant. C’est coloré, festif, varié….et je me sens grave mieux.

Dans ce contexte, où je ne suis plus vraiment certaine que soit venu le temps des Cathédrales, je me retrouve donc littéralement dans un tas d’ordures. Un an plus tard, je comprendrais qu’il fallait emprunter le local poubelles pour enfin, respirer l’air pur, savourer ma liberté.

En attendant, je coule lentement vers le fond. J’entame une longue séance d’ennui de réceptionniste n’accueillant personne,  à m’empêcher de regarder mon téléphone ailleurs qu’aux toilettes où je vais m’éclipser fréquemment, aussitôt un verre d’eau vidé. C’est alors que je me décide à sauter de l’autre côté. M’attaquer aux accords Toltèques, les secouer. Et si j’appelais un pauvre mec un pauvre mec. Oui jugement. Oui, subjectif : son pire profil puisque c’est celui dont il me régale depuis des jours.

Un coup d’œil dans le miroir, l’humain dans les rétros. J’ai l’impression, parfois fugace mais récurrente, que je commence à mieux m’aimer, les autres pareils, même les plus fous-dangereux, je les comprend….ils font juste ce qu’ils peuvent, seul moyen, n’ont plus la force de créer construire fabriquer, alors ça casse, détruit, persécute… Pendant que d’autres avancent, se ramassent et se relèvent, et parfois s’indignent. Lui, l’abominable exterminateur ! On le pointe du doigt. Cas psychiatrique, évidemment ! Sa maman l’a abandonné parce qu’il ressemblait déjà à un pruneau sec et caractériel. Puis il a raté son concours. Failli être Dali, à un poil de moustache près. Mais nous, nous accrochant à la barre pour rester du côté des normaux, cultivés, évolués…Ben tu parles. Cinquante nuances de noir. Jonglant avec nos petits pouvoirs. Toi, je te condamne à mort, toi, libre, toi, pas de porte pour tes toilettes dans la cellule ; tes besoins en public. Ton fœtus, tu le gardes, karma, même si t’es seule, pas finie, que ta vie est un enfer et que tu ne veux y entrainer personne. C’est nous, qui décidons, ce que tu fais de ton vagin, de ta vie. Que tu souffres ? Ça s’arrêtera bien un jour. Trop jeune pour décider. Et toi ? Pareil : trop vieux pour décider.

L’autre qu’on désigne en monstre grossit à peine le trait, fait juste comme nous, en pire. Sans cette caricature, on continuerait en sifflotant, l’air irrespirable mais dégagé, entre deux gâteaux d’anniversaire, nos petites tortures acceptables, à cultiver les condition abjectes imposées au nouveau, à l’étranger, aux minorités, aux différents, femmes, enfants, animaux, végétaux….jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, sur le poteau, avec l’eau jusqu’aux oreilles alors qu’il est sur l’Everest…atteint à la nage.

C’est compris tout ça. Alors rien n’empêche la déconne. Sans partir dans le gros vice, le gros mensonge, séance de cubisme, de tachisme : délie la langue, libère ton Pollock !

Comme exutoire. A cinq ans, tu disais prout avec les copines en hurlant sur la plage. Ça suffisait comme rigolothérapie pendant une bonne séance et ça marchait à tous les coups.

Même adulte et mère, quand Bulle était petite, facétieuse, elle adorait me voir partir en fou rire. Ce qui m’amusait c’était de voir sa bouille, atteignant à peine la hauteur du bureau, me provocant, alors que sérieuse, j’essayais d’étudier. Elle me fixait droit dans les yeux, et articulait PI-PI ! entre ses fossettes, le regard inspiré. Puis prenant un air encore plus deep, mystérieux : c-a…c-a, en attendant ma réaction. Son intention de provoquer l’hilarité était tordante. Et de refuser de croire que c’était elle qui me faisait rire. Pas ses quatre syllabes magiques.

Quand on se lâche aujourd’hui avec Paloma, ça nous lie, nous soulage, nous rapproche. Dans la cour bétonée, à l’arrière du restaurant, qui sert de fumoir à ciel ouvert, on touille nos potins-poubelles en y énumérant les crasses.  Ce pauvre con, hier, il s’excitait en mode drama nous accusant de ne pas avoir traité le mail de Delaroute. Bah voyons ! Ça va être de notre faute s’il se prend un mur. Seul au volant. S’y prend trop tard comme un cake. Il était temps qu’il percute. Problème insolvable, je t’en foutrais…

Tout ça pour se raconter qu’il est trop fort, génial, quand il aura évité le soi-disant désastre annoncé, largement ébruité, avec photos épinglées de ses deux coupables désignées.

On se défoule à base d’excès de points d’exclamation. D’éclats de rire.
Nooon !!! Il t’en a pas parlé ? Tout ce foin hier après-midi, juste pour moi ? Me faire flipper ? Culpabiliser.  Quel baltringue. Hahaha !
Pas de couilles, juste une grande gueule. Un homme quoi ! Hohohahaha !

On pouffe une dernière fois en se regardant. Plus que 3 mn avant de sauter sur mon poste. On est chronométrées, surveillées, testées. La clé de la caisse dans la poche parce qu’à un moment, ils en rament tellement pas une qu’ils vont dans ton dos, te piquer un billet juste pour voir ta tête. Te regarder compter dix fois tes pièces. Prolonger ta fin de journée interminable. Scruter ton front voir si la sueur perle. Compter les gouttes. Te faire griller le plus de neurones possible, sous pression, et te donner une bonne fessée. Pardon, leçon, la prochaine fois tu prendras ta clé. Alors, j’anticipe.

Tous nos déplacements sont filmés. Ça me donne envie de danser dans les couloirs, de tester la démarche de Marilyn. Celle consignée dans ses carnets, minutieusement travaillée. Tête immobile, comme si t’étais suspendue à un nuage, touchant à peine le sol. Et toute ton anatomie danse en marchant. J’ai testé, appuyant sur les muscles de mon cou, tout bouge. Micro contractions des deltoïdes à chaque pas. Inimaginable.

Le bien qu’elle me fait. Paloma, mon petit shot avant d’entrer en cage   !
Quel bonheur, cette complicité. Comme quand on faisait la tournée des boites entre 15 et 25 ans, un peu bourrées, parfois carrément, nous esclaffant pour rien. Sans pouvoir nous arrêter, même quand on ne se souvenait plus du pourquoi. Porque ? Nos regards se croisaient, et ça repartait.

Ok Toltèque, alors la parole impeccable, c’est à voir. Quelques emprunts à la langue du pays. Caméléon. S’adapter au milieu, jongler avec leurs codes. Arrêter de leur donner une fleur à chaque fois qu’ils te lancent une crotte de nez. Et puis tant pis, si ce qu’on dit des autres, c’est aussi ce qu’on se dit à soi, sur soi. Soit ! Une bonne raison dans ce cas de dégager à la fin. Du balais moi ! Franchement, si je vaux ce que je vois chez ces tâches poisseuses, si je ressemble à ce wagon de limaces, autant laisser la place. Aux suivants !

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