Journal condensé 2019

C H A P I T R E S

Je suis venue au monde dans une famille conforme des années soixante-dix.

Maman teinte en blond, pour accentuer sa ressemblance avec Catherine Deneuve, choisit chaque automne au Printemps, la nuance chic de son rouge à lèvres, prête à offrir le sourire tendance lors des dîners entre amis. Coquette par devoir, politesse et respect, et opposition à sa mère matrone espagnole bigote, pour qui le style se limite à la mise en plis hebdomadaire et au même camée porté chaque dimanche sur un chemisier entièrement boutonné.

Au fur et à mesure de l’ascension sociale de papa, le trench seventies laisse place à la fourrure, les diamants, saphirs et émeraudes poussent sur ces belles mains manucurées, souvent dorées par les voyages, que je ne me lasse pas d’admirer secrètement mettre le clignotant, l’enlever, passer les vitesses lors des nombreux trajets au conservatoire de musique.

Papa s’absente toute la semaine pour vendre des produits phytosanitaires. Chef des ventes dit-il avec fierté. Il adore raconter ses succès professionnels et ceux, encore plus glorieux, si on sait jauger l’étincelle dans son œil, remportés auprès de la gente féminine.

En tout bien tout honneur, insiste-t-il maladroitement, même si je surprends une fois une scène au téléphone, parce que souvent loin du nid en semaine, il se laisserait entraîner par son collègue plus célibataire et moins scrupuleux.

Ce vendredi-là, il rentre avec des fleurs et un cadeau, une main magnifique, bleue turquoise qui sert de décoration et de porte bijoux….et qui finit quelques années plus tard fracassée contre un mur, pour les mêmes raisons qu’elle est entrée chez nous : soupçons d’infidélité.

Le Weekend il met la chaîne stéréo à fond et on hurle sur Armstrong, le Requiem, le Gloria ou Ella. Enfin, papa, mes sœurs et moi. Maman lève les yeux au ciel, saoulée. On répète pour les lundis exceptionnels où il nous dépose à l’école en DS, et joue les fous du volant en chantant à tue-tête !

Ma grande sœur fera l’E.N.A dit maman. Parce que chez les grands en maternelle, elle lit déjà les tous panneaux publicitaires sur la route des vacances.

Et moi je chante. J’aime tout chanter, tout le temps. Le temps des cerises, la Fête du Big Bazar, Marie colère en pensant aux beaux yeux verts mélancoliques de la pochette, Dies Irae en imaginant l’orchestre dans la tempête et Verdi capitaine du bateau….jusqu’à ce que maman me dise : « chante dans ta tête, tu nous casses les oreilles » et félicite ma grande sœur qui déchiffre à haute voix, « avec Ben-co dé-marrez plein pot ! Tefal n’atta-che vrai-ment pas ! », preuve indéniable de ses grandes aptitudes intellectuelles objectivement détectées par maman.

Chanter en silence, c’est un peu comme m’asseoir devant un beau gâteau sans avoir le droit d’y goûter.

Le paysage devient gris. Les cheminées impressionnantes, au milieu d’usines monstrueuses, crachent de gros nuages. C’est alors que l’odeur d’Opium d’Yves St Laurent mêlée à celle des sièges de la DS neuve, et à celle de la fumée des Gitanes provoque une réaction familière….un peu de salive chaude, que j’avale discrètement, puis la production augmente avec ma panique. Je ne chante plus du tout, gémis un peu, secouée par mon ventre qui en totale autonomie convulse. Par hasard ou pur instinct, elle se retourne in extremis : arrête-toi Michel ! elle va vomir. Réflexe du fou du volant, deux secondes trois centièmes plus tard, je bave tout ce que je peux sur un talus, au pied de la montagne.

Voilà. Seul moment où je capte l’attention générale. Je remonte penaude. Alors? dit papa. Elle a vomi ? Il adore chronométrer les voyages. On a mis à peine 2 h et 9 mn dirait-il une fois le moteur coupé ! Sauf que je viens de faire perdre 3 bonnes minutes cette fois. Pour une nausée. Je compte dans ma tête 10 virages et ça me reprend.

En arrivant là-haut vaseuse, j’ai l’impression que je ne leur ai pas cassé seulement les oreilles.

En observation toute la journée, le lézard me tire la langue en petit salut furtif et rampe à toute vitesse sur la dune.

Comme Tigrette, elle m’a planté son croc affûté dans le cou et m’a arraché la queue. Si j’avais pu comprendre à l’époque et le lui faire remarquer, elle m’aurait giflée de sa réplique préférée et imparable selon elle : « moi je suis premier degré, tu sais ! »

Elle brandit systématiquement la petite phrase comme un drapeau, la dresse comme un crucifix, en mode « fous moi la paix avec tes conneries » ! comme si j’avais inventé l’inconscient, la psychologie, juste pour la saouler.
Pas d’états d’âme, l’inconscient, connais pas ! T’as beaucoup de devoirs ? Amène ton cahier !

Les vraies gifles, c’est rare que j’en prenne. Une fois ma grande sœur en ramasse une à la volée, avec option diamant incrusté dans la joue. Pour insolence. Ça t’apprendra ! La petite aussi en récolte quelques-unes. Mais surtout beaucoup de cris et de menaces. A cause de ses mensonges, du linge en boule planqué sous le lit que maman, enragée, fait voler par la fenêtre. Moi je suis sage. Je fais tout de mon mieux.

En CE1-CE2, comme je suis entraînée à bien travailler à l’école comme à la maison, je saute une classe. Un matin, seule avec maman, et heureuse de l’avoir juste pour moi, je lui demande, pour la rendre fière, de me dicter le texte des CE2, facultatif.
C’est le printemps, le soleil éclabousse la table de la cuisine. Je m’applique parce qu’il parait que j’écris comme une souillon. Souvent, je m’emporte, je rature, rature encore pour ne pas qu’on voie que j’ai fait une faute idiote. Là, je réfléchis bien. Je sens qu’elle sera si épatée qu’elle ne pourra que me féliciter.

_ Les oiseaux chantent.

Je cogite, je ne vais pas tomber dans le piège.

« L e s », facile, mais je me contrôle…ne pas s’emballer.

Oiseau E, A, U ça je sais….au pluriel puisque c’est « les », ok.

Je la vois s’impatienter, mais ça y est. Trouvé !

« oiseau au pluriel, ne pas oublier : E N T ». Toute contente, j’écris « l e s o i s e a u e n t » et je relève la tête, prête à recevoir mon bisou-médaille.

Elle me fixe.

– Tu te fous de moi ! C’est ça ? Réfléchis ? T’es conne ou quoi ?

Je suis figée, statufiée, neurones bloqués, je ne sais pas si c’est du lard ou du cochon. Est-ce une blague ? Alors que je suis presque arrivée en haut du podium, elle fracasse mon sourire et tous mes espoirs de gestes de tendresse en me jetant sa main armée du livre au visage.

Sonnée. Une tâche rouge tombe sur le « O » de « oiseauent ».

Puis d’autres gouttes qui se diluent dans l’eau d’une larme qui m’échappe.

Elle s’affole, pardon, pardon ! Oh pardon ma chérie. Excuse-moi. Je ne voulais pas.
Et on pleure enlacées. La pauvre. Elle ne voulait pas. Trois heures plus tard, en classe, je pleure encore en pensant à ma pauvre maman à qui j’ai fait de la peine au lieu de la rendre fière.

Qu’aurait dit le psy que je vois 14 ans plus tard ? Foutaises ! Dit-elle quand il l’invite à une séance de laquelle elle repart furax. A l’époque, vingt ans, je suis en vrac complet, en overdose de bouffe permanente, me cachant sous des fringues trop noires, trop larges et trop longues. Elle fait son entrée dans le cabinet avec son armure, bijoux fringues et maquillage, prête pour la photo de couverture de son magazine imaginaire. « Ok, continue toi ! Si à toi ça te sert à quelque chose. Mais sur moi, il se plante complètement. Jalouse ? Rire sarcastique. Ha ! Ha ! Ha ! C’est la meilleure ! De toi ? Ha ! ha ! ha. Ben putain, heureusement que t’es remboursée par la sécu » ! Elle déclame en remettant en place sa bagouse et en jetant un regard de contrôle sur sa manucure : vernis toujours impeccable.

Sur mon journal intime à 12 ans, je l’aime, je l’adore, on rit comme des copines. A force d’essayer, j’arrive apparemment à me convaincre que je suis proche d’elle. Mais aujourd’hui, ces souvenirs de complicité s’estompent à la lumière d’années d’analyse.

On est plus tard et je commence à comprendre. Plus tard, c’est bien plus tard. Il faut du temps. Beaucoup.

De la ténacité. Tenter. Par tous les moyens. Elle vénère la maigreur ? Je commence à fondre à 14 ans. Je m’entraîne aux régimes depuis l’âge de 9 ans. L’élève dépasse la maîtresse. Elle les enchaîne mais se met à m’admirer quand je deviens rachitique alors qu’elle fait le yoyo. Chaque matin, même petit rituel : un bonjour dans la cuisine en hug mère-fille, et ses doigts jouent sur mes côtes qu’elle sent à travers la robe de chambre en pilou, gling ! gling ! gling ! petite musique joyeuse sur sa fille-squelette-guitare. Mes copains espagnols me surnomment « téléfono-casa » en référence à E.T car on ne voit plus que des yeux immenses sur un petit visage bronzé.

Alicante, j’adore, on est tous copains au Lycée Français, et on fait la fête tout le temps en parlant une nouvelle langue, franco-espagnole.

Période où ma grande sœur laisse sa place. Elle passe, malgré elle _ premier conflit avec les parents_ un an dans le Wisconsin, où à chaque fois que je perds 1 kg elle en prend 3.

Pendant que l’aiguille de la balance s’affole sur les 2 continents, avec maman, on se déguise en Jane Fonda, et son regard a tellement changé sur moi, qu’elle trouve même que je ressemble à notre idole. Direction le cours de « gymtonic » où je sculpte mon corps selon son idéal, 3 fois par semaine.

Et comme c’est mon année, c’est encore tant mieux quand le lycée l’appelle lorsque je m’évanouis, sous-alimentée, en montant les escaliers pour aller en cours de physique. J’ai alors droit à toute son attention, sa main sur mon front, et du lait frais sucré. Je me rattrape. Je me gave d’elle.

Elle me propose une séance de cinéma, Jessica Lange, Frances Farmer. Je suis devenue la grande sœur, sa petite protégée.

A 15 ans, sans aucune notion de psychanalyse, ce film arrache net les fils de plaies que j’ignore encore alors.

A la sortie de la séance, je pars en crise de larmes, presque nerveuse. Frances c’est moi ! Je ressens que sa mère est la mienne. Même si cette année, et à l’instant, elle marche gentiment à côté de moi, un peu étonnée par ma sensibilité à fleur de peau. Elle va jusqu’à la faire interner et traiter aux électrochocs pour qu’elle soit enfin conforme.

L’aérobic et l’anorexie, c’est mon chemin vers la folie. Quand Frances plonge dans la cocaïne, je carbure à presque rien : une demie orange, un demi chewing-gum, un demi sachet de Biomanan au chocolat (repas protéiné de régime), et sept paquets de Ducados (des Gitanes en pire) hebdomadaires. Ma seule dopamine, mon adrénaline et la nicotine suffisent.

Je me défonce pour lui plaire. Puis je bascule au premier obstacle, mon premier petit ami. De l’anorexie, à la boulimie.

Je l’ai choisi éclaté, le mec qui monte sur la table au fumoir alors que j’ose à peine mettre du mascara, il fume et deale du shit, DJ le weekend, tout est super de février à juin, puis il me largue pour ma meilleure amie. Contrairement à elle, j’ai peur du Poppers, des amphétamines, du sexe. Et de mon corps. Et s’il s’apercevait alors que je grossis dès que j’avale une madeleine ? (Je prends aussi mes peurs pour la réalité).

Je suis déchiquetée, et là, maman me dit joyeuse : « ah ! bonne nouvelle, je trouve qu’il avait une mauvaise influence sur toi ». Le coup de grâce. Je retombe sous sa coupe.

J’ai 9 ans. Ma grand-mère, pourtant plus large que haute, lance la cantonade à mon sujet : « ben dis donc, elle a les yeux plus gros que le ventre celle-là », quand au goûter, je ressens encore un trou dans le ventre malgré les 4 chocos BN réglementaires. Mes sœurs vont jouer, et j’en reprends 2 vite fait avant que mamie ne m’arrache le paquet des mains, en échange de sa médisance et de son mépris.
Déjà rongée, si jeune, parce que j’essaye en vain de placer une anecdote qui semble n’intéresser personne, qu’ils n’écoutent pas jusqu’au bout, d’ailleurs. A table on boit les parole de la grande sœur, on rit aux pitreries de la petite et on me reprend la balle illico quand enfin, j’arrive à l’intercepter. Chacune à sa place. Pas d’arbitrage. C’est la jungle.

Six ans plus tard, après des centaines….des milliards de petites vexations, humiliations, négligences, et après l’estocade de la trahison amoureuse, je me réfugie dans les sachets de pan Bimbo, madalenas, caramelos, croissants, turron….et je plonge. Comme si le sirop de glucose servait d’antidote au poison distillé dans mon incubateur :

« Pousse-toi, tu me tiens chaud », quand je mendie encore, à 17 ans, des miettes de tendresse en douce, pendant qu’elle regarde la TV.

« Oh, c’est rien, t’en referas un autre », quand à 5 ans, je reviens en larmes, inconsolable, avec mon beau dessin pour maman, déchiré en 2. Elle pense presque à voix haute : c’est qu’un dessin, comme tous tes cadeaux, il finira dans ta chambre de jeune fille au fond d’une étagère, derrière les albums photos de nos voyages. Sort réservé, plus tard, aux cadeaux plus élaborés. J’ai 26 ans, 33 ans…je pense à la fête des mères un mois avant. Là, encore, j’y mets tout mon cœur. Mais rien, les 3 roses éternelles montées sur tiges d’acier finissent au placard, comme le mini noisetier, sculpture végétale. A peine la bise et un merci convenu.

La grande sœur, revenue du Wisconsin depuis longtemps, continue à monter en grade en l’élevant au rang de reine-grand-mère.

Ça fait 7 ans déjà, quand à 33 ans, j’annonce lors d’une visite trimestrielle (j’ai mis quelques centaines de km entre nous) toujours en court-circuitant furtivement la conversation à laquelle j’assiste toujours en spectatrice, qu’on veut avoir un enfant.

Maman lâche en touillant sa salade :

« Ben merde, je plains ses enfants ! Avoir une mère pareille ! » en s’adressant à mes sœurs comme si elle faisait une super vanne. Comme ça ! Comme si elle disait ! Ah félicitations ! Comme je suis heureuse pour toi !

Premier degré ! Bon appétit !

A 19 ans quand je veux m’envoler pour chanter à Paris, à voix haute cette fois. Encore une de ses petites phrases au cyanure :

« Ok, je ne veux pas que t’ailles sous les ponts _avec le recul, j’aurais mieux fait. De dormir sous les ponts ou de les couper_ alors on va te trouver une chambre, mais sache que dans ce milieu, personne ne t’attend ». Un peu comme si elle venait de m’accrocher une pancarte autour du cou : « je suis une merde, mais je rêve d’être chanteuse, ou comédienne, ou juste aimée ». Et me voilà catapultée d’un coup de pied au cul, dans le XVe arrondissement, entre les immeubles de bureaux et le périphérique, juste en dessous d’une des planques de Mesrine (seule anecdote en 3 ans, la police au pied de l’immeuble, mon immeuble aux infos, ma minute de célébrité).

Voilà, j’y suis, flippée comme jamais, et entre 2 cours hebdomadaires, l’un de théâtre, l’autre de chant au conservatoire, je remplis ma vie de Pépitos, de Cookies et de baguettes viennoises.

A cette période, je me suis parfois demandée en allant à la boulangerie, mon dealer, si le mieux n’était pas de me jeter sous une voiture.

Puis je traversais, cachée sous mon imperméable informe, et achetais un petit déjeuner pour 5. Que je mangeais seule avant de me rendormir en faisant des cauchemars.

La queue du lézard repousse. Puis retombe. Repousse. La chenille se transforme.

L’usage veut qu’on fasse la communion. C’est mon tour. J’adore la scène que décrit le Père, au catéchisme, qui nous explique la différence entre la mère qui balance une salade sur la table, et celle qui la compose avec amour, en offrant à ses hôtes un tableau, feu d’artifice de couleurs et de douces sensations pour les papilles. Il parle ma langue. Tout le reste je zappe, les apôtres, le nouveau testament. Je plane entre 2 anecdotes. J’aime toute cette fraternité, le partage, la charité, la tolérance, la générosité. Comme si j’apercevais l’oasis après avoir tourné en rond dans le désert.

Pendant cette retraite, on chante sous un préau où l’écho nous enveloppe. On doit y mettre tout notre cœur et je ne me fais pas prier. Quant au déjeuner, c’est pique-nique libre. Là, je pars en trip érotico-mystique. Je m’approche d’une fontaine, dans les jardins. J’ai alors l’impression d’être aussi nue que la statue qui s’y rafraîchit. Naturellement, j’évolue entre mes camarades occupés à des jeux de ballon, persuadée qu’ils me voient nymphe dans la nature, habillée des seuls rayons du soleil, flottant dans l’air printanier et le parfum des fleurs d’amandier. 
Puis on reprend, atelier dessin, nourris de bienveillance, de rires et de chants. Un autre monde existe ! C’est mon monde.

Maman ironise quand je reste fascinée, en pleine séance de lèche vitrine assommante : « tiens lui la main ! ils vont nous l’embarquer ». On est en balade touristique à Paris et intriguée, j’interroge mon père sur cette farandole de personnes souriantes et dansantes, bizarrement accoutrées. Aré aré aré Krishna ! 

D’autres parenthèses enchantées m’apportent l’oxygène quand je suis à 2 doigts de l’asphyxie.

A 22 ans, après mes premières séances chez le psy, les débuts du sauvetage, je vais passer quelques semaines à Alicante. Je peins, j’ai un job, des rendez-vous chez le psy. Je pleure des torrents à chaque séance, mais je commence à me sentir mieux dans ma vie.
Invitée chez Jacky, j’accepte. Amie et exact opposé de maman, aussi artificiellement auburn que maman est faussement blonde, cheveux à la taille, maigre osseuse et musclée, alors que maman a beau essayer tous les régimes des années 70 et 80, elle ne se débarrassera de sa cellulite que lors de ses chimios à répétition dans 20 ans, parce qu’alors, à 60 ans, il ne lui reste plus de tissus adipeux entre le jean taille 36 dont elle a toujours rêvé et les os.

Jacky fume clope sur clope dès le réveil, mais à aucun moment ne me dit : « ah non, pitié, je déteste les rêves ». Au contraire, je petit déjeune, elle s’alimente surtout de café-sucrettes, et on parle, elle m’écoute, se confie, elle, comprend ce que je dis. Prend 3 ou 4 pilules, se tartine les avant-bras d’hormones. Pré-ménopause me glisse-t-elle avec un clin d’œil complice. Maman ne prend jamais de médicaments, et s’en vante. Jacky est une pharmacie ambulante. Quand elle retourne se prélasser au lit, je dessine dans le salon. Philippe, qui a mon âge, me chambre en regardant le Tour de France. On s’est roulé une pelle une fois en boîte de nuit, à 15 ans, et le lendemain, il m’appelle : il ne s’est rien passé ok ? Moi j’étais instantanément raide dingue. Un flegme, un grand mec, déjà un peu enrobé, mais tellement aimé par sa mère qu’il en devenait irrésistible à mes yeux de fille peu assurée et probablement pour cette simple et unique raison.

Un matin, elle me dit vas-y essaie ça si tu veux, t’en prends 1/2 cachet par jour, ça va t’aider à moins manger. Bon, c’est là qu’elle a un peu déconné, j’avoue.
En 2e ou 3e semaine, le bronzage est parfait, les têtes chaussées de lunettes noires pivotent sur mon passage quand je sors de l’eau, rafraîchie et dégoulinante de gouttelettes salée. Je rencontre Johanna sur la plage. Elle aussi est seule. Magnifique visage souriant et pur, corps harmonieux et pulpeux, elle est suédoise et danse le flamenco. 

On décide de se retrouver le soir au Barrio Chino, où l’un de mes copains m’a proposé de passer prendre un verre.
Explosion de la chrysalide et lancement des festivités : le délire total. On se fait offrir verre de Mistela  sur verre de Vodka, et on part en stop, tout donner dans les 2, 3 boîtes de nuit qu’on écume, chaque soir.
Complices, sauvages, lâchées, on se déchaîne, et rien, plus rien ne nous arrête.
Au lever du soleil, encore excitées comme des puces, on suit une bande de copains rencontrés sur la piste, direction l’after. Envolés les complexes, au lever du soleil, j’apprécie enfin la vue de ma cuisse ferme et cuivrée posée négligemment sur l’accoudoir du fauteuil. En extérieur, avec notre petite bande, on se laisse inviter. Ok, Vodka. 9h du mat ? Non, ben ok, Vodka orange pour moi !
Et ça repart. Le morceau qui tue, et tout me sourit. Ce mec, d’une beauté androgyne, cheveux longs m’embarque et on se retrouve dans l’obscurité multicolore de la boîte à danser comme des dingues. Johanna apparaît. Puis disparaît. Temps calme, on se jette l’un sur l’autre avec tendresse. On s’explore, on se goûte, seuls au monde derrière la lourde porte de la boîte, qui par intermittence nous plaque au mur. Plus de freins, plus de limites.

Je rentre à Paris avec quelques comprimés, démarre comme hôtesse d’accueil à la Fnac et compte bien surfer sur mon plaisir des vacances. Je vais nager tous les jours au Gymnase Club de Nation, sors beaucoup, rencontre Vincent, vendeur rock et pop indé. Tout colle encore une fois. Les parents partent en voyage et maman, ravie de me voir enfin au top accepte que j’organise une fête en leur absence.
J’ai envie de partager mon bonheur avec le monde entier, et j’annonce : vient qui veut, tes amis sont mes amis !
Le mot est passé, les 100 m² affichent complet. Musique, fun, c’est génial. Puis ça dérape légèrement quand les fêtards, chargés et affamés commencent à vider les placards de la cuisine. Puis carrément, sortie de route, réveil brutal. Vincent dans ma chambre, dans mon lit, avec une fille du boulot.
La baffe qui lui dévisse la tête ne me soulage pas. L’appart est dévasté et personne ne m’aide à le remettre en état pendant 3 jours puisque j’ai foutu tout le monde dehors.

J’apprends par la suite qu’il était déjà avec une autre fille, certainement Patricia, dont il m’a un jour crié le prénom dans l’oreille, dans le feu de l’action. Je n’ai pas voulu entendre. Trop besoin d’y croire.
Puis je n’ai plus eu de comprimés. J’ai cru voir la lumière au bout du tunnel mais je viens de piocher prison, et retour à la case déprime.

C H A P I T R E S

L’arabe de la famille. Je hurle dans le téléphone, c’est bon, je suis l’arabe de la famille ! Je veux enfoncer le clou. Dans ses yeux. Qu’il les ouvre ! Qu’il reconnaisse ! Qu’il reconnaisse qu’il ne me reconnait pas. Que maman non plus ne m’a pas reconnue. Jamais ….Ou peut-être in extremis, les quelques jours où on s’est vues à la fin, juste avant qu’elle meure.

Cendrillon, le vilain petit canard, 4 décennies que je tourne autour du pot. Avec mes références bisounours. Comme ils n’ont pas lu Psychanalyse des contes de fées, ni chaud ni froid. Là, je viens de trouver l’image. Le sous-titrage pour parent pied-noir, incapable de recul, qui a ratatiné cette partie de l’histoire à son échelle : les colons, des mecs supers qui sont venus civiliser des pauvres blédards. De Gaulle, un salopard de traître. Et les arabes, (avec une moue de haine et de mépris), des sauvages qui ont égorgé le beau frère et le père de maman le même jour.

J’ai 43 ans, maman est morte depuis 3 ans et  papa, suite à une énième embrouille, essaie de réécrire l’histoire familiale à sa gloire. Et il continue à m’accabler. Des fois que j’arriverais à me relever. C’est de ta faute. C’est toi qui interprète. Qui prend tout mal. Nous on t’a toujours dit que tu es jolie. On t’a toujours raconté ce qu’il s’est passé quand tu étais à l’hôpital, mais tu n’étais pas réceptive. (Mensonges, j’apprends l’abandon à 22 ans, je sens que ça monte !) Tu cherches les responsables de ton malheur. Arrête d’inventer. Il faudrait que tu domines ton complexe de persécution dans la famille. Il croit qu’en me parlant en vocabulaire pseudo psy, je vais valider. Mes oreilles vomissent, saignent. J’explose. Jette le téléphone fixe contre le mur.

Secouée de larmes, j’attrape le portable qui vibre, rejette l’appel en écrasant toutes les touches, et dans les contacts, remplace en tremblant, papa par GROS CONNARD. 
Je viens de passer 3 jours chez lui, et ça a fini en hurlements, parce que je ne supporte plus qu’il m’aboie dessus. Toujours l’impression de mal faire, de le gêner, d’être conne. Pour une histoire de chiottes. Tellement symbolique. Les wc sont bouchés. Comme notre relation. Je suis sensée me sentir coupable d’utiliser trop de PQ ? D’avoir une merde insoluble ? La canalisation est mal foutue depuis toujours….30 ans que ça dure. Et comme cette fois je décide de gueuler aussi fort que lui, de lui rentrer dedans, il se lâche, et me lapide d’accusations :
je joue au poker, je finirais clocharde,
mes huiles essentielles, ça pue,
et il salit tout
ce que j’aime,
les chats,
tous ceux que j’aime, ma vie, l’éducation, drôle d’éducation que je donne à ma fille,
tout ce que je suis….depuis si longtemps. 
Quand je deviens barmaid à 16 ans, il me voit devenir pute,
quand je sors avec mon premier petit copain qui fume du shit, pas moi, il me voit devenir junkie,
quand je plaque un CDI et deviens créatrice de mobilier en carton, il dit, « mais ça va pas non ! Tu fais ça le dimanche ». Pour une fois que j’accédais à un poste de « responsable », faudrait que je m’agrippe, même si je craque dans une boîte où je finis par me disloquer, plaquée contre le plafond de verre.
Quand à 25 ans,  je lui dis que je vais m’offrir un PC, il me dit « rappelle-toi la méthode d’allemand ». Brandir la preuve de ma nullité. Tuer le désir dans l’œuf, comme si je parlais d’un voyage sur la lune. A 17 ans, j’adore Nina Hagen. Crier ma rage en phonétique, me maquiller ou me peindre comme elle pour exister, retracer mes contours que je perçois si flous, si cabossés. J’insiste. Je vais, en plus du bac, apprendre l’allemand. Ils n’aiment pas cette langue ? Tant mieux.  Et là, je bloque à la leçon N°13 de la méthode Assimil.  « Arbeit » fin de l’apprentissage. Voilà. Et une pierre en plus à jeter dès que l’occasion se présente.

Il commence à applaudir quand j’apparais à la TV, et dans la presse, sacrée « meilleur inventeur femme », titre créé spécialement pour moi lors de cette édition 2011, les 110 ans du concours Lépine. Applaudissements !  Pour la médaillée par le ministère de je ne sais plus quoi. Bravo !  2 bouquins édités et en vente à la fnac. Et on oublie qu’il est le dernier du pays à applaudir. On efface. Oublié, qu’il a d’abord essayé de me décourager, quand au départ, ça n’était qu’un rêve.

Vingt ans plus tôt, quand ma nièce, 2 ans, se fracasse au bord de la piscine, son père assoupi sensé la surveiller, habitué à ce que je sois la cible, balance : elle peut pas bouger son cul celle là ! Personne ne réagit. C’est normal. Et pratique. Si je suis dans les parages et que quelqu’un se pète un ongle, sachez, père, mère, sœurs et désormais les 2 beaux-frères, que tout est de ma faute.

Et je continue à venir passer 3 jours. La joie des retrouvailles, le premier jour. Le second, on se raconte. Et le 3e, reviennent les vieux réflexes, les sourires sont pliés jusqu’à la prochaine visite, les pointes d’agacement repoussent, et je repars, toujours un peu trop tard, les blessures à vif. 

Je reviens toujours, je décroche quand même quand ça sonne, portée par l’illusion qu’ils vont enfin s’excuser, réaliser, m’accepter, m’encourager, me comprendre, me soutenir, m’écouter….et je retombe toujours plus bas, en miettes.

Une semaine pour me relever après un coup de fil.
De 2 semaines à un mois pour me recomposer après un séjour en famille.

Encouragée par le psy, à 22 ans, je commence les fouilles. Prête à tout affronter. M’a-t-on violée ? Attouchée ?
Un peu, mais ça je m’en souviens très bien. C’est pas le sexe de l’ inconnu qui se frotte dans mon dos dans la piscine, qui m’a blessée. C’est que maman, l’attendant de pied ferme pour lui casser la gueule à la sortie de la piscine municipale, se dégonfle. Quand enfin il sort, avec la dame et les 2 enfants l’accompagnant,  elle roule lentement jusqu’à ce qu’il entre dans sa voiture, et au moment de couper le contact, accélère.

Je retiens le numéro de la plaque d’immatriculation que je note sur le bloc à côté du téléphone, en rentrant. Appuyant si fort sur le Bic, qu’il est gravé sur une dizaine de feuilles. Mais ni elle, ni papa n’appellent la police.
Des copains ont vu sous l’eau, et je me suis dégagée comme une petite sirène, mais je compte sur elle, sur eux. Incapables de me défendre et de me protéger. Le veulent ils seulement ? Que préfèrent-ils défendre et protéger ?

Et papa me raconte que les grands pontes de la médecine, ça ne l’impressionne pas. Même s’il n’a que 25 ans. Il l’a choppé par le col de sa blouse blanche, et l’a soulevé. Et Papa-héro obtient alors toutes les infos mécaniques sur les techniques de pointe importées des Etats Unis qui me permettront de ne pas boiter. Physiquement s’entend.

Parce que même si Dolto est interviewée par Servan Schreiber à l’époque, eux  disent Amen à tout. Quand le grand professeur es luxation demande à la famille de rester derrière la vitre (version invérifiable) et ainsi éviter les cris déchirants des séparations. Amen. Qu’il me voient, ok, mais qu’a 1 an et demi, je pique des crises quand ils repartent sans moi. Inconcevable.
Mieux vaut, mais selon ta version toujours, personne (pas même Dolto et sa clique ?) n’y pense à cette époque, que le bébé s’imagine que pendant 1 mois et demi, plus personne ne songe à lui rendre visite en dehors des médecins et des infirmières.
Puis qu’un beau jour, on vienne le chercher pour le ramener chez lui, l’installant au bout du couloir, plâtre jusqu’aux omoplates en grand écart. Dans une famille agrandie, car une petite sœur est née. 
Le nouveau bébé dort avec la grande sœur, l’ancien bébé plâtré ira au fond du couloir, et maman, à l’autre bout, qu’on ne la réveille pas. Elle se marre ! « Si tu pleurais ? Aucune idée ! Et j’ai pas cherché à savoir ! J’étais trop crevée ».

Personne ne s’étonne, 6 ans plus tard, que je lance les ciseaux de 30 cm dans le dos de la petite sœur qui prend son pied en me poussant à bout avec la complicité de la grande. Elle sait inconsciemment,  qu’elle a pris ma place, avec la bénédiction familiale. Oui, à l’époque c’est clope dans la voiture, pas de ceinture de sécurité, et on offre aux enfants des ciseaux bien pointus, qu’ils puissent régler leurs comptes entre eux.

Contrairement à la légende qu’il se raconte, il y a eu 22 ans de silence. Rompu par l’insistance de mes questions, de retour de chez le psy.

Ils me regardent, cachés derrière la vitre. Et je chante les chansons que m’a apprises la grande sœur, avant qu’on ne m’abandonne aux mains de la médecine. Je ne parle pas encore. Mais je chante.

C H A P I T R E S

Elle est si douce, sur cette plage. Jusqu’au dernier moment, j’ai hésité, failli annuler. Si c’est pour me retrouver en petits cubes de coco dans un décor de rêve, non merci.

C’est en refusant un de ces voyages en famille que j’ai rencontré mon sauveur. Jour après jour, séjour après séjour, il recolle les morceaux. Il vient me chercher Gare de Lyon, je suis une flaque de pisse, je me sens moche, sale, presque visqueuse. En miettes au fond de la valise. C’est l’effet 4 jours, date limite dépassée. Le carrosse en citrouille.

Année après année, ma main enveloppée par les siennes, longues et douces, il absorbe mes cauchemars, m’écoute sans rectifier, m’encourage, même si pour eux, elle est usante à la longue, à tout regarder avec ses lunettes 3D. L’écorchée vive, dit la mère se justifiant. Eux soufflent un mot, inoffensif. Tous sont d’accord. Mais sur la chair à vif, une autre histoire… Y’en a toujours un bancal dans la famille. Normal. Ils ont des théories.

Après le bac, je me projette en chercheur en biologie. Puisqu’il faut choisir des études. En génétique plus précisément. Envie de disséquer, de comprendre, de tout passer au microscope et au bec Bunsen. Raccordée à la vie.

Mais je me lève un jour en plein cours, en dérangeant toute la rangée de l’amphi. Depuis le trajet en bus à 7h, je contiens la chanson de Jane Birkin « disparue, Jane B, cheveux, châtains ». Elle reste en boule, dans ma gorge, et j’ai envie de pleurer. Pourquoi ce bus ? Pourquoi la fac ? Pourquoi cet ennui ? Pour qui ? Pour papa ingénieur ? Je fixe l’écran au tableau, le schéma du squelette de plésiosaure. Comme une somnambule, assoupie par ma non-vie, je sors. Finie la préhistoire. Je me laisse guider par la petite flamme et frappe à la porte des radios, du conservatoire. Un peu désordonnée, mais à l’air libre. L’air libre.

L’eau est aussi chaude que dans une baignoire. Aigue-marine et cristalline. Ici les fleurs ne poussent pas au ras des pâquerettes, des grappes flamboient en feux d’artifices dans le ciel. On monte sur le toit pour capturer des mangues gorgées de soleil. Tout est merveilleux, les poissons portent des noms de génies espagnols et virevoltent au-dessus du corail pour picorer les orteils de papa. Et maman semble imprégnée de ce paradis et me berce dans son amour. M’offre ses mots, des petits bijoux de gentillesse. Elle ne se détourne plus pendant que je parle. On rit, parce qu’elle sait aussi casser, balancer la petite vanne. Espiègle. Elle me regarde et je sens sa caresse, encore plus douce que l’air du crépuscule.

Et au coucher du soleil, comme si je ne flottais pas déjà sur le plus moelleux des nuages sucrés, elle me complimente sur le cuivré de ma peau, l’or dans mes cheveux, sur ma ligne, sur toute la ligne. Comme si j’y étais pour quelque chose. Et aucune ironie. Toute une vie à espérer le milliardième de ce que je reçois, incrédule.

On est en janvier et je vais grelotter pendant trois mois en rentrant dans le 9.3. Prix dérisoire.

J’ai gardé sa lettre. Elle accompagne de sa belle écriture le pendentif fait main portant mon prénom en or. Et un chèque symbolisant 1000 bisous, pour me gâter, et s’il t’en reste, viens voir tes parents qui t’aiment. C’est souligné.

Je ne résiste jamais. Et cette fois encore moins. Je dois vérifier que je n’ai pas rêvé à Maurice. Billets du 7 au 13 mai. Je me suis emballée n’est-ce pas ? Toujours peur de regretter. Et pourtant…Merci la vie. Merci moi. Une des meilleures décisions de ma vie. Cocher ces dates-là. Parfait, du 7 au 13 mai 2008.

Anne-Marie. Dite Annie. 15 août 1942 – 13 mai 2008.
Le 3 e jour passe et les sourires sont toujours là. 4e, 5e, 6e jour de sourires. Même s’ils planent un peu éteins, parce qu’elle passe beaucoup de temps allongée. Elle préfère se reposer, reprendre des forces. 4e chimio. Elle qui n’a jamais un rhume. Elle promet, prévient, cette fois c’est la bonne. Et on ne comprend pas.

Je suis là. Et je suis la seule.
Les deux sœurs, voisines d’Avignon, suivent les numérations de plaquettes de loin. Grande sœur raisonnable ne veut pas la contaminer avec sa gastro. Elle en aura les yeux bouffis pendant des semaines.
Annie a tout orchestré. Tout planifié. Départ de Sophie le 13. Je suis donc là, le 12 mai, et c’est ma main dans la sienne, pendant l’heure que met l’ambulance, ces cons se sont perdus, avant de nous l’enlever. Et elle, qui déteste qu’on la touche, serre ma main plus fort. S’agrippe ? Se sent partir ? Elle me transmet tout, 40 ans perfusés pendant ces minutes aussi longues qu’une vie.

A 5 heures du matin, le lendemain, je suis réveillée, comme si le grand Hypnotiseur claquait des doigts. Nette, lucide, je prends l’ordinateur. Elle me parle du couloir. Quoi ? Je n’ai pas compris. Ben non, impossible, elle est à l’hosto. La maison dort. Et mes doigts courent sur le clavier. Je lui parle. Et je sais qu’elle écoute.

A 10 h, papa téléphone. Les larmes coulent, il étouffe un sanglot, mais la voix reste droite. Pas d’acharnement thérapeutique. Elle aurait voulu partir digne.
On prend rendez-vous pour dire au revoir avant qu’ils ne la débranchent.

Chaque matin à 5h, pendant 7 jours, le même rituel. Le 5e jour, c’est un rêve. Il ne s’échappe pas, que je puisse le raconter. Dans un camp, de vacances mais avec barbelés, les touristes me félicitent d’être si belle quand j’écris un flot de mots ininterrompu. Et plus le flot grandit, et plus les barbelés autour du camp s’émoussent. Et s’effacent.

Elle n’aurait pas voulu qu’on soit tristes. Mais à ce point, je m’étonne. Me demande quelle peine. De combien vais-je écoper. Son départ me libère. Je vide mon sac, et je me vide aux toilettes. J’évacue. C’est presque risible.

Elle se vantait, jamais un pépin de santé. Pourtant depuis toujours, on faisait un retour à la case départ si elle avait oublié les dragées Fuca les jour de départ en vacances. Un coffre-fort blindé.

J’ai 18 ans, on se fait enlever ce grain de beauté commun. Dans le cou. Un jour où je suis à bout je lui fais remarquer froidement. Tout ce qu’elle m’a donné, ce sont ces grains de beauté qui me répugnent et que je me ferai enlever les uns après les autres, les remplaçant par des cicatrices, (je ne suis plus à ça près), et cette cellulite aux cuisses. De temps en temps, je me permets moi aussi une petite remarque bien dégueulasse. Parce que le physique, c’est ce qui l’a tenue, tout ce temps, et éloignée. Mais elle ne laisse rien paraître. Elle fixe la piscine. Je ne vois pas ses yeux derrière le verre fumé. J’ai réussi une fois, à la choquer. Pour qu’elle arrête ses clopes infâmes. Je l’avais comparée à une belle maison dans laquelle en entrant, on serait accueillis par l’odeur des toilettes publiques.

Au bout d’un mois, sa cicatrice dans le cou a disparu, la mienne est toujours là à 50 ans.

Lymphome. Le système de défense qui se déglingue, à force. La médecin qu’elle admire nous dit qu’une semaine avant, sang nickel, tout le monde envisageait le pont de la pentecôte serein. Un nouveau protocole, et presque plus aucune cellule détectable. Ils étaient fiers d’elle, et sûrs de leur 4e guérison. Et là, tsunami.

Basta, elle a dû choisir d’appuyer sur le détonateur. Masse tumorale dans le ventre. La rate prête à exploser. Une météorite. Elle a lancé l’artillerie lourde.
Et laissé des indices. Elle savait que j’allais fouiller, enquêter, prélever.

Avant, impossible. Comment encourager cette petite, qui la scrute dès son retour. Immobilisée par un plâtre qui l’engloutit. Elle n’a pas les mots, mais son regard brûle la peau, exaspère. Il s’enfonce dans sa mère. L’observe, qui se jette dès 6 h du mat sur les bigoudis, prête à sauter dans sa tenue de parfaite, coordonnée vert pomme à ses chaussures vernies. Ça pète dans les années mini-jupe. Et même si elle préfèrerait plus de sobriété, moins de cuisse, elle se fond dans l’époque. En rajoute même, s’il le faut, pour éblouir l’observateur, mieux se cacher et gagner du terrain. Derrière les spots, son père, adoré, son frère, admiré, tombé de l’échelle, un pays, tous enlevés. Effacer. Enterrer tout ça au fond du silence.

Elle sent la force dans l’expression de la petite fille, dans la violence de ses crises, enragée. A 14 ans elle devient folle parce que tout ce que tu veux, mais une mobylette, jamais ! Elle cherche toujours, jusqu’à ce qu’on lui dise non se justifie-t-elle.

Après la douche froide, parce que je ne me contrôle plus, je hurle parce qu’ils s’apprêtent à sortir et à nous laisser là. Dans la nuit. Banale sortie entre amis, mais la terreur m’envahit. Je dois les en empêcher. Ou alors, qu’ ils m’emmènent. 5 ans, je dormirai toute petite sur ses genoux. Après m’avoir arraché le bras pour me séparer d’elle, jetée dans la baignoire, papa vise la tête avec le pommeau. Le calme. Elle craque un peu. Je pose les questions en hoquetant. Mais tu me promets, tu m’aimes ? Et tu vas revenir ? Mais oui, je t’aime ma chérie plus que tout. Vidée, je questionne jusqu’à l’épuisement. Plus que mes sœurs ? Je vous aime pareil toutes les trois. Claquée, je m’endors.

C’était vrai et je ne l’ai jamais crue. Mais elle aussi m’observait et savait que je finirai par compléter le puzzle. Seule.

Les réponses viendraient d’ailleurs. Dans le clan, on monte des murs, une muraille de Chine, qu’est-ce qu’on protège ? Je deviens l’ennemi. La menace. Encore aujourd’hui. Mes sœurs ont la clé de la maison familiale. Pas moi. Le ver dans le fruit.

J’ouvre le livre qu’elle lisait avant sa sortie de scène. Découvre la dédicace à Sophie (Auster) qui dit à peu près « Regarde tes blessures, d’elles jailliront la lumière », et le marque page au moment où meurt le héros, à 64 ans, d’un cancer. Elle a franchi la ligne. Au-delà. 65 ans. Elle y va. Sa décision. Et me pousse à 5 h, debout ! Ecris ! Prends le relais. Le témoin. Elle a choisi de tout cacher sous le masque, de me faire petit pont balayette à chaque fois que je récupérais le ballon. Elle savait que je ne lâcherais jamais. Elle m’appelait le tyran, ou tendrement, Ben-Hur.

Dans le jeu de pistes, quelques années avant, déjà atteinte, elle commence à poser des cailloux. Lis-le, c’est très beau. Elle qui ne partage rien de profond, surtout pas avec moi. L’invitation formulée, Va Où Ton Cœur Te Porte, en titre-passeport. Sa façon de prendre ma main face à ce roman miroir, la relation désastreuse mère-fille, les questions sans réponses, la dispute, encore une fois avec sa mère, avant de se tuer au volant , « accidentellement ».

Elle comprend, m’autorise à poursuivre ma quête, sacrifie son troisième-âge, très peu pour elle et me remet au monde.

C H A P I T R E S