RENCONTRES
- KAULANA, SORCIERE BIEN-AIMEE
- AUTOPORTRAIT
- L’ETOILE DU CASA
- GARDIEN DE L’ABONDANCE
- A LA VIE A LA MORT
- BON VOYAGE
- IMAGINE
KAULANA, SORCIERE BIEN-AIMEE
Elle arrive en haut de l’escalier chaque matin, comme le lever du soleil. Ou comme une fleur qui s’ouvrirait à l’aube. Une grande fleur. Kau Lana mesure un mètre quatre vingt deux.
Je la vois au début comme un simple sourire de l’accueil à la capitainerie, représentante de cette douce vibration bienveillante presque enfantine, qui inonde la Polynésie. Partout. Y compris au supermarché. Lorsque je demande s’ils ont tel produit, la vigile, en copine, me conseille la bonne bouteille de rhum à partager avec mes amis. Quand je pédale, entre la Marina et Papeete, je ne sens plus l’effort car des dizaines de mains me saluent.
Kaulana, officiellement secrétaire a une licence en langues étrangères. Elle me rembourse les 900 francs avalés par la machine qui en échange m’a rendu mon linge sec et sale. Gentille mais rigoureuse, elle écoute le message. Le numéro de secours inscrit à la laverie a validé le remboursement sur mon répondeur. Son œil est doux, mais intense. Il te scanne en mode smile.
Elle est jolie, mais on sent que sous le vernis fleuri, il y a un autre monde. A l’abri de ses cils qui font un kilomètre, et longtemps dissimulé sous une cascade de cheveux aussi beaux que sur les gravures et le cliché de la vahiné.
Elle a toujours des tenues parfaites, souvent locales, mais parfois une touche surprise. Mini-robe salopette en jean. Un air classique avec une belle queue de cheval, mais un clou planté dans l’oreille, comme une petite épée. Un indice.
Le fil de notre conversation s’est déroulé à partir des allergies dues au chips aux crevettes. Surprise par son naturel en racontant sa lèvre gonflée au réveil, et la panique, comme si elle avait une morsure d’alien. On ne perçoit rien sur une jolie bouche, lèvre ourlée et symétrique.
Je reconnais cette montagne. Celle qu’on se fait, en partant d’un point noir que personne ne voit. Un peu comme si je voyais la poutre dans mon œil, la paille chez l’autre….en tout cas pour ce qui est des défauts physiques.
Je peux voir quelqu’un criblé d’acné et la trouver jolie. Je pense à une jeune femme en particulier, qui porte également et très naturellement un appareil dentaire. C’est normal aujourd’hui, à 20 ans, 30 même, ça passe. En revanche, si moi, j’ai un spot, un œil rouge, j’ai toujours la crainte que la personne en face de moi soit lourdement incommodée, ou au minimum surprise. Comme si elle voyait un sapin de Noël, clignoter sur la plage en plein mois d’aout, ou une benne à ordures vidée sur le sable blanc d’une plage de Bora-Bora.
Alors on se lance sur le système immunitaire, digestif, je raconte ce que j’ai appris en nutrithérapie sur la micro-porosité intestinale, et avec son accent qui glougloute comme une source d’eau fraiche, elle me dit bingo ! J’ai été opérée, en roulant le R.
Puis la conversation dérive gentiment vers Raiatea, d’où elle vient, et où sa mère dirige l’école de danse, Hula Vahiné. Son père y est prof de ukulélé.
Elle me donne tous les plans, 2500 francs par le cargo Taporo. Tu t’y prends à l’avance.
Oui, ça pourrait faire un but de voyage.
Mais quand je la revois, j’ai envie qu’on parle d’elle. Le monoi, le ukulele et la danse, c’est bien, mais non merci. Je lui rends la carte postale parfumée au tiaré.
Ravie, elle se prête au jeu, et on se pose pour l’interview.
Il faut gratter délicatement le top coat. Elle n’a que 22 ans et en a passé presque autant à hiberner.
Oui, j’ai compris que je devais travailler sur moi. Non, personne, c’est juste moi, comme ça.
Aaaah si, Papa ! Mon ancre. A l’encre sur sa cheville gauche, tout est côté cœur. Et lui, c’est la base.
Ah oui ! Elle a su trouver des alliés. Mon copain aussi, de Makemo. Eux, toute la famille de mon copain, ils sont fins. Pêche, poisson cru. Ils vivent juste dans la nature et mangent que du healthy. Et font plein de sport. Il voudrait qu’on aille là bas. S’ il y avait du travail, j’irais.
Et Mister John. Là ça pétille carrément. Son parrain, de cœur. Ou elle pourrait dire sa marraine.
Un Mahu. J’adore quand elle glisse des mots, comme cucul la praline pour les films un peu nuls. Tu vois, surtout les films de sorcières, mais pas les trrucs bébé lala.
C’est elle qui m’a appris « c’est fiu » ! Pas envie, fatiguant, relou….flemme.
Les amis de toujours, aussi. Les sunset, ça c’est depuis longtemps, tu choisis un spot, et t’es là avec ta bande. Ah oui, non seulement on mange, mais c’est souvent l’apéro aussi.
Les cheveux, les ongles prendre soin d’elle….c’est comme ça qu’elle a commencé. Et raccrocher au nez. De sa mère, puis respirer. Parler avec son père, oui je sais c’est moi qui mets la fourchette, pas elle. Trop de pression.
C’est dans la famille, le gène de l’obésité. Jusqu’à 130 kg. Je les ai tous essayés. Aucun régime n’a marché. Finalement, j’ai mis du temps, mais j’ai décidé de me faire opérer.
Tout n’est pas réglé, elle est devant la machine à café et couine. Oh, nooon, je voulais les chips. Rrupture, nooon.
J’ai aussi englouti mon paquet samedi. Après 35 km de vélo, ne voyant pas la fin de cette expédition, aux nombreux intermèdes pluvieux. Immobile à la station Mobil, en attendant que la pluie cesse. Croquer machinalement en respirant le gasoil. Trouver dans ce puching ball masticatoire et endorphinique, la force de faire les 25 km supplémentaires, alors que c’est déjà au-delà fiu !
Se caresser les cicatrices, et remercier l’univers, et lui demander aussi. Autre de ses rituels, que j’ai adapté et adopté depuis.
Et ton copain ?
Je décolle, comme ça, juste dans ma tête.
Elle ferme les yeux. Et je suis juste là pour moi, il sait.
J’ai compris un jour. J’ai dit, ma vieille, maintenant c’est d’abord ta gueule.
J’ai voulu prévenir, au boulot, que si j’étais prise ailleurs, j’allais les quitter. Qu’ils ne soient pas dans l’embarras. On m’a poussée directement dehors, alors que finalement, j’étais pas prise dans l’autre job.
Elle veut me parler de ses cheveux. Mais je crains que ce soit comme moi, quand je parlais de tout ce que j’avais englouti.
Le psy s’impatientait, parce que les symptômes, le produit, c’est une chose, un arbre. Ce qui l’intéressait, c’était la forêt.
Justement, elle a peur des rencontres qu’elle y fera.
Elle ne sait pas encore qu’elle est une sorcière. Que blanche neige et la sorcière, c’est la même personne. Sa pire ennemie, et sa force quand elle l’aura apprivoisée.
Petite, elle chantait et dansait. Tout le temps. Et elle continue, quand ça ne va pas, à utiliser sa salle dans l’école de danse. L’exutoire.
Les costumes, une idée, mais pas sûr que la graine germe. Parce que même si t’es manuelle, tu sais au fond, qu’une sorcière à bien plus que des mains de fée.
Kaulana, en Hawaïen, c’est « famous ». Ton truc serait carrément la scène. Eclat de rire. Avec Mister John, maquilleur, coiffeur.
T’étais boulimique ? Non hyperphagique.
Ça se trouve moi aussi. Hypo, puis hyper. On a ressenti le même apaisement, et la même honte, la culpabilité, l’angoisse. Que tu mets à distance avec ta facette gothique. A mon époque c’était les punks.
Cet anniversaire des 22 ans, c’était la répète.
L’an prochain, tu préviens, menaces même. Ceux qui viennent juste en noir, ils repartent chez eux. Se changer. En remettre des tonnes !
Tu veux back to black. Deep black. Pour tourner la page.
C’est surtout le côté esthétique, cosmétique, pour marquer ta désapprobation, contre certaines conventions.
Moi j’aime Mister John. Comme elle le mime, je lui pose la question clairement. Ah oui, exactement, un homosexuel vraiment bien assumé. Coiffeur et maquilleur, et il a l’air déluré comme ça, mais il est zen. Super zen. Et c’est grâce à lui si je vais mieux. J’aime les homosexuels, ils ont le droit ! C’est ça mon côté gothique. Et l’écarteur tu vois, je vais laisser comme ça. Comme une petite créole, mais dans le lobe.
Elle est mesurée. Juste pour marquer le coup. Ecarteur, mais soft. Pas de rites lugubres. Juste un visage de divinité sereine, yeux fermés, jolie main sur les marques laissées quand ils sont allés réduire l’organe. Et l’appétit.
Oui elle sait, dans son ancienne vie. Son petit ami était un arbre et elle, une sorcière. Nous y voilà. Elle seule et son père entendent les grands-parents. Ils reviennent chanter. Déguisés en cousins de cigales, que personne n’a jamais vu. Et que peu entendent.
Maman, elle, n’entend pas.
Comme la voix de la mienne. A 5h41, quand elle quittait son corps, à bout. Elle m’a interpelée. Fort. Clairement. Un truc banal comme, Sophie, t’es là ? que je n’ai pas compris, surprise qu’elle soit là alors qu’elle était à l’hôpital. Peut-être qu’elle m’a juste dit Sophie, c’est moi. Au revoir ! Ou j’y vais. Elle aimait la sobriété. Pas d’effusions.
Tatouages côté gauche. Pourquoi ? C’est comme ça, côté droit j’arrive pas. La sorcière révèlera un jour ses secrets.
Et les cheveux, sacrifiés parce qu’ils étaient devenus une carapace, et qu’elle avait besoin de muer. Offrande du rideau de scène, qui la coinçait dans les coulisses. L’arbre à tailler, pour aller explorer son royaume.
RENCONTRES
AUTOPORTRAIT
Il arrive dans la salle où je sers les petits déjeuners. Juste avant, j’échange quelques mots avec deux jeunes commerciaux.
– Vous travaillez dans le coin ?
L’un d’eux relève le nez de son téléphone :
– Dans la pomme de terre.
A-t-il compris “ le coing ?” Je m’esclaffe sous cape.
Connexion neuronale en essuyant la vaisselle derrière mon bar, je poursuis…
– Hier sur mon paquet de chips, était inscrit, “un goût à tomber dans les pommes….de terre”.
Vraiment à propos, même si je ne suis pas sûre que l’échange ait un réel intérêt.
Nos conversations se limitent alors au basique poli :
– Parfait-parfait, on a tout ce qu’il faut. Ah, avez-vous du beurre ?
Oups. Un chouille distraite la serveuse.
Il m’arrive aussi d’oublier la tasse. J’apporte la théière fumante, les petits sachets avec choix Daarjeling, Black, Green….récolte les ouahou, mercis, de personnes aimables qui ont juste envie de manifester le plaisir qu’elles éprouvent à être chouchoutées…et … ah sorry. On rit, ils me pardonnent, me disent vous êtes adoraybeule, merci, vraiment sympa l’accueil, on se serre les quatre mains, ravie-ravi-ravis de vous avoir rencontrée. You are my Kaikaina…me dit Nanci de Hawai. Sister, traduit-elle en m’enveloppant dans son joli regard. On s’est vues seulement quelques minutes, un contact franc, intense, mêmes chignons perchés, ce sourire… porté sa petite valise, pris ses bouteilles d’eau vides qu’elle veut recycler que j’ai déposées, pour respecter sa volonté sous un couvercle jaune sur le chemin du retour, alors qu’au restau, toutes les autres vont direct à la benne.
Puis avant de partir elle me demande si je suis ok pour que Teri nous prenne en photo. On dirait bien, Teri, Nanci, qu’à Hawaï on ne s’embarrasse pas de « Y ». L’essentiel. On se comprend à peine, mais on se comprend à fond. On se connait, ou on se reconnait. Elle me serre dans ses bras, et je suis touchée. Son billet laissé sur la cheminée me rappelle qu’ici, je travaille, certes, alimentaire, survie, mais avant tout, je m’enrichis. J’amasse un petit trésor d’humanité.
Couple de Lituanie, ou Englishman solo de passage en Van, entre les Canaries et Calais, pour y rejoindre son sweet home d’hiver. Nos mains s’étreignent, comme une graine de love story qui sèchera sur ces lignes, me rappelant que le champ de fleurs bleues ne fane jamais.
Je m’évade, quelques heures plus tard, en accomplissant les taches ménagères, spray de vinaigre et chiffon en main, les pensées au volant du Van Vert d’eau. Au retour de préférence, si vous repassez par là, Joe. Côté pluie, on a ce qu’il faut à Chartres.
Quand il arrive dans la salle, c’est une entrée spéciale. Comme s’il arrivait sur des roulettes au ralenti, ou flottant, sur coussin d’air. Léger, très calme. Un peu comme une ombre qui oserait à peine demander où elle doit s’installer.
Lui parle français. Mais surtout une langue…lumière plutôt que son, qui allume un petit led à la pointe du myocarde quand il vous cible. Chacune de ses manifestations est un baume. Un sourire, une dosette effervescente. Il évolue dans un halo vibrant, une bulle irisée.
Instantanément enchantée, j’essaie de le mettre à l’aise.
Une fois assis, il sort un petit carnet et gratte.
Je bavarde avec une rêveuse. En couple. Jolis yeux bleus, elle aime les sets de table rose et verts, et s’enthousiasme pour tout. Avant de partir, la conversation check out tourne autour de “s’assumer en tant qu’artiste”. J’ai accepté de dire que je suis peintre grâce à ma petite de 5 ans. C’est elle qui m’a validée. « Toi aussi mamie, t’es une artiste ».
Sa joie émue est lisible. Spontanément en lui rendant sa carte bleue, avec facture de La Bleue, petit nom de la chambre, je lui prescris “Tout Le Bleu Du Ciel” que je suis en train de terminer. De savourer lentement.
Nathalie me répond qu’elle est maintenant dans l’accueil. De tout ce que la vie lui offre. Elle prend. Note. Me salue depuis la rue, mon 06 en poche.
Quand je lui apporte enfin son café, tartines et menu presque complet du breakfast, il lève un regard doux, me remercie avec un air d’enfant dont j’aurais exaucé un rêve.
Troublée, j’en oublie la charcuterie.
Ma collègue, appelons-la “#Balance ton Porc », sensée me préparer les assiettes saucisson-fromage la veille, m’a laissé des assiettes pourries-dégueux, que je ne présenterais pas à mon chat. Et un message (ou est-ce une blague ?), comme chaque début de semaine, pour me moisir la reprise du boulot : “ Penser à bien nettoyer la plonge et la cuisine, c’est plus agréable pour celle qui prend le service le lendemain”. L’hôpital qui se fout… de tout. Madame Crado qui fait la leçon à Madame Maniaque flippée….qui traque la goutte à sécher dans l’évier quand elle, avant d’écrire ses consignes de bienséance, laisse son cul de bouteille de coca, verre vide, fond sec à côté et chiffon en boule jeté dans la flaque de mousse de lait caillé, statufié.
Du coup, le voyant si doux, je ne prends pas la peine de lui proposer un assortiment dressé par mes soins. J’ai l’impression, fausse, car le lendemain, il fera honneur à la rosette-camembert, qu’il se nourrit uniquement de mets fins, aux sauces exotiques et subtiles.
Il ne réclame pas non plus de confiture le premier jour, où là encore, on m’a « préparé » des pots qui débordent, de marmelade séchée qui a dégouliné sous le gruyère…Lorsque j’ai nettoyé le pot, et dépoissé le périmètre, j’imagine qu’il a déjà fini ses tartines.
J’apporte fruits et yaourt et reçois, en cadeau, un joli sourire, dans le mood Alain Chamfort.
Le lendemain, même entrée sur son tapis volant, je me lance.
Ni dans le coing, ni dans la patate, envie de savoir.
J’ai en tête ce petit tableau qu’il a posé sur la coiffeuse de sa chambre. Sorte d’image mystico-punk. Tête de mort accoutrée en cow-boy, ambiance fête mexicaine. En signature, un message … « sur notre passage« , en latin ? Je ne veux pas être indiscrète. A côté, un roman de James Joyce. Chambre soignée, lit refait.
Je sors rapidement, change une petite serviette. Histoire de.
Il hésite encore, me demande s’il doit se mettre à la même table. Comme vous voulez. Je suis heureuse qu’on soit seuls dans la salle.
Le monsieur qui bosse dans l’aviation civile et fait du kite surf vient de partir. Sympa. Soixante ans pile, plus que deux ou trois ans à tirer avant la retraite, mais pas l’éclate. Quarante ans qu’il trace un même sillon. On dévie sur la voile, les cours qu’il a suivi au Maroc, la sécurité, je confirme, initiation risquée qui m’a valu une commotion cérébrale au 3e cours. Nos chemins, goûts, semblent proches. Lui serait la version avec parachute et casque, moi, sans. Je lui raconte la vague de Teahupoo sous laquelle j’ai fait un looping improvisé, façon machine à laver, frayeur de ma vie.
Alors qu’il se dirige vers sa table de la veille, passant son visage dans un rayon de lever de soleil comme s’il goûtait l’eau d’une rivière en la caressant, je pose ma question indiscrète : si c’est pas trop indiscret… Avant d’y répondre, il suspend le temps. Se tenant bien droit, il s’allume comme une petite lampe, se tourne vers moi, la main sur le cœur, semble sortir d’une poche virtuelle une carte professionnelle tout aussi immatérielle, et son sourire articule : artiste, je suis artiste auteur. Plasticien.
Ouf. La réponse que j’attendais. Que je connaissais sans savoir. Artiste. Ou mystique. Religieux. Parce qu’il me fait l’effet d’un moine bouddhiste camouflé en occidental gris-noir passe-partout.
Des portraits. Mais vous ne verrez rien. Ne joue pas le jeu des réseaux. Photoshoper ses oeuvres pour les rendre instagramables… Moue qui dit bof-bof. Sans développer, on est d’accord. Sacrilège. Flemme… Résistance !
Pas eu besoin de se vendre. A exposé pour l’Etat après avoir beaucoup travaillé. Tout mis en oeuvre pour. Et surfe depuis. Ils ne laissent pas tomber leurs artistes. Me suivent. M’accompagnent. Parfois je fais de la restauration d’oeuvres, de la dorure. Pour rester libre dans ma création. Il ne montre jamais. Mais comme je raconte ma fille et ses débuts dans la feuille d’or, il sort son téléphone et me fait découvrir le magnifique théâtre de Cocteau sur lequel il travaille. En plein air. La mer en décor. Les pins.
J’entends presque le chant des cigales, alors qu’il est remonté dans sa chambre quand je me dis. Aïe. Les 3 euros à encaisser. 2 taxes de séjour. Vais-je toquer? Il réapparait. Abracadabra. Aimerait laisser son sac, son train est dans l’après-midi.
Et on repart pour une nouvelle conversation. Tant pis. Celui à destination du ménage me passe sous le nez. Je prendrai le prochain. L’avenir de ma fille prime. Ou ce petit déj spirituel dont je me délecte. Des conseils précieux. Elle est bien partie, son karma est nickel. Tout est en place pour une belle voie royale internationale. Mais je me rassure dans les confirmations de cet ange artiste, comme s’il la bénissait.
Au fur et à mesure que j’avance, derrière mon petit bureau de réceptionniste, le chemin fait sa mue. Le paysage se transforme. En echo à ce que je découvre. En moi. Quelques clients remarquables me tendent un indice, une carte, une pièce de la mozaïque.
Que je communique avec Nanci, Nicolas, mon âme se nourrit. A cette place étonnante, depuis ce poste étrange de « femme de chambre-réceptionniste-serveuse-gérante », ma couverture, je progresse en agent spécial, dans l’exploration de cette vraie dimension. Celle avec laquelle je résonne, où je me sens vibrer.
J’essaie d’analyser sa grâce, mais ça me dépasse. La retenue, l’éclat de l’enfance dans la douceur de ce regard. La timidité dans le sourire. Les petits rires et l’enthousiasme lèger.
S’impose alors l’idée du portrait. Garder quelque chose de cette rencontre. Je ne le connais pas. Lui découvre mon blog et me pose une énigme : en vous lisant, j’apprends à vous connaître, mais pas tout à fait. Cette remarque flotte et toujours en quête de réponses, vient un début de quelque chose…En écrivant, j’apprends à me connaître…mais pas tout à fait…Peut-être un jour, au moment du grand départ. Le petit film en accéléré, grande rétrospective dans le tunnel vers la lumière.
« Tout peintre se peint lui-même ». Alors, je reprends les perles enfilées en Polynésie. Je suis Kau Lana, je suis Emma, L’étoile du Casa. A Chartres, je me découvre Nanci, Nicolas, Merina…Lettre après lettre. Chaque facette de la boule prend forme et me révèle par flashs.
L’ETOILE DU CASA
Assise au Casabianca, je déguste ma sempiternelle citronnade sans sucre. Le meilleur compromis trouvé en 2 mois, en solo ou pour accompagner toutes les blanches, rousses, ambrées, les simples, doubles puis quadruples bières de l’happy hour de mes amis. Dérogation parfois, avec ma copine la belle Sas, pour un Ricard.
Salut ma chérrie ! Entre le « Sa » et le « lut », une octave. De dos, je peux la reconnaître entre 1000. Signature vocale, dirait le jury de la Nouvelle star. Et une aura qui t’enveloppe à 5 mètres à la ronde.
Avant qu’elle n’arrive, on sent le même vide qu’avant la sono. Et au son de sa voix ou lorsqu’elle apparaît, le déclic se produit. Comme quand la petite brunette, serveuse masquée avec sa télécommande, balance LA playlist qui envoie du lourd dans les grosses enceintes lumineuses.
A l’intérieur, ça commence à pulser, à titiller l’envie de bouger sur le beat, presque de chanter, en scred. On vient de prendre une décharge d’énergie. De joie et de sensualité. Une décharge de vie.
De la même façon, Emma recharge les batteries du lieu. Elle porte sa muselière comme un loup, et quand son regard te percute, c’est comme si elle te balançait un smack.
Je vois alors toutes les petites serveuses s’animer autour d’elle. Elles évoluent en réalisant une chorégraphie subtile d’affection, de joie, d’espièglerie. Les menottes s’agitent, posent un plateau sur le bar, virevoltent et exécutent un piqué sur sa taille, la pinçant furtivement. Je perçois des dialogues minimalistes, doublés de micro-rires. Et Emma, comme une maman poule au milieu de ses poussins les capte, se laisse palper-rouler en faisant semblant d’esquiver, mais accueillant les papouilles chaleureusement. Elle évolue, majestueuse sur ce petit nuage de papillons et de sons qui crépitent, ajoutant le scintillement des bâtonnets incandescents, à la lumière qui émane d’elle.
Elle est un peu plus. Un peu plus tout. Plus grande que les autres, et pulpeuse, très chatouilleuse, partout, elle a dû le leur confier aussi. Elle se tient mieux et se meut avec plus de grâce que toutes les filles qui l’entourent. Tonique et nonchalante, elle va discrètement dans le jardin, derrière la terrasse, et plie son corps en 2, tête vers le bas pour refaire son chignon, qui vient encore la grandir, comme si elle répétait un pas de Beyoncé. Who runs the world. Girls.
C’est exactement ce que je perçois chez elle, la longueur d’avance. Plus qu’un homme et plus femme qu’une femme. Un humain augmenté, comme on les rencontrera en 2051.
Au départ je me posais la question. Ah ? Tu crois ? C’est un homme. Gros doute. Puis on m’a raconté les « réré » ici. Mais impossible pour moi de réduire sa gamme sur plusieurs octaves à une seule note, et 2 lettres, même si on montait d’un ton et triplait la syllabe.
La seule chose que je n’aime pas, elle pointe sa main manucurée, ongles roses, ongles argent, incrustations de strass, c’est là. Où convergent ses longues jambes, élégamment croisées. Si je gagne au loto, une maison pour ma grand-mère, et après j’enlève « ça ! ».
Dans ma tête il existe déjà pas. Il est sur moi par hasard, par accident. Et si mon amoureux s’aventure, c’est stop, pas touche. J’ai du plaisir par tout le corps. Ce machin, c’est une erreur.
Ah oui ! si j’avais mon vrai sexe, bien sûr qu’il pourrait continuer. Mais il peut me chatouiller partout…
Elle se tortille, et je vois bien que la créature est dotée d’un corps orgasmique, pas besoin d’appendice ou d’organe désigné.
Ses seins en revanche, elle touche, vérifie, en est contente. Je lui fais remarquer qu’après tout elle en a plus que moi. En arrivant, la serveuse m’a interpelée en riant derrière son masque. Je portais mon sous-tif comme un poisson d’avril. C-o-m-m-e-n-t me suis-je débrouillée ? Je ne le fais pas exprès, mais Pierre Richard à côté de moi, c’est pas « le grand blond avec une chaussure noire », c’est « le blond » de Gad Elmaleh.
Pour clore la parenthèse, elle balaie le sujet d’un revers de main en éventail sur son cœur : avec un peu d’hormones c’est réglé. Ah pas con, je vais y penser pour moi. On pouffe.
Elle me montre ses photos de quand elle était un petit garçon. Un regard puissant qui répond, au rejet des siens : j’ai la bouche pulpeuse, des yeux comme des ailes de papillon, et je vous emmerde. Ne me dites pas que je suis un caillou, parce que je suis une fleur. Mieux un bouquet, un arbre en fleur. Et un jour, je serai flamboyante !
Aujourd’hui, les larmes coulent sous les ailes, quand elle voit les enfants d’Afrique à la TV, boire dans les flaques d’eau. Bon, quand y’a des flaques. D’accord eux, ils ont l’amour, mais nous ici, on a TOUT ! Bon ok, pas l’électricité, ou depuis peu avec les panneaux solaires à Moorea, mais on a la rivière, ça suffit. Le linge, boire, la toilette.
Ici, si t’es sans abri, c’est parce que t’as pas envie de planter. Ou juste te planter, toi, sous le manguier ou le cocotier. Là bas, ça ne pousse pas. Rien à ramasser. Et ça, ça me fait trop pleurer.
Plus tôt, à 15 ans, ce qui la fait pleurer, c’est de se retrouver seule sur le trottoir. Sa copine est montée dans une voiture et ne lui a rien expliqué. Un peu comme ses parents quand elle est née. Elle se retrouve comme une jolie vache en bord de route aux Marquises, même pas déguisée en fleur. Moi j’aime être simple reprécise-elle dans son pantalon rose Chamallow, T-shirt blanc sur ses belles épaules de rameuse de vaa’a. Elle effleure son double collier de perles noires, peut-être sorti pour fêter avec moi ses 25 ans. Manuia !
On trinque. Deuxième cocktail, chargé, Baileys mixé au coco, ananas et autres alcools. Je ne retiens pas la liste car j’en ai déjà sifflé un, passé sans efforts mêlé au tourbillon de la vie d’Emma.
La copine l’a juste embarquée. De l’île paisible à l’agitation de Tahiti. Parce qu’étant mineure, quand t’es fâchée avec la famille et que tu t’échappes du foyer, faut manger, hein ?
Sa bonne étoile lui envoie direct un beau gosse. Premier client. Il devient son mec. Son deuxième amoureux.
Le premier ça a duré deux ans, en classe de 6e et 5e.
A l’époque où elle vivait sa première love story, j’avais encore la coupe au bol et un débardeur- drapeau-américain, tricoté par maman, modèle Phildar. Le seul rapport que j’entretenais avec les représentants de l’autre sexe, qui nous pourchassaient à la récré, c’était de se courir littéralement après, de s’insulter et de se pousser.
Parfois violent aussi. Je me suis ouvert le poignet sur la boucle de mon cartable.
Emma elle, s’est explosé le genou, en enfourchant à 12 ans, la moto du propriétaire, qu’elle a surpris en train de faire les mêmes choses qu’ils faisaient ensemble, avec sa meilleure amie.
Les cicatrices sont toujours là.
Le client se transforme en ange gardien. Il la protège, lui offre un téléphone, l’argent dont elle a besoin, et la laisse libre les premiers mois.
Elle vit parfois chez lui, parfois chez sa pote, qui finalement lui dispense une vraie formation. Naturellement, dans son domaine : pute. La copine ramène de l’argent à la maison. Toute la famille est d’accord. Ok, c’est de l’argent sale, si t’écoutes les cancans à la messe, mais tu sais, Dieu il s’en fout. Tu peux te pointer à l’église en short, et faire « ça » pour être libre et manger ou nourrir les tiens.
Si t’as pas l’âge légal, ou que ta famille est raciste anti femme suréquipée, que le protecteur devient possessif, et que t’as plus aucune attache…Ben ouais, enfin, à la sueur de mon front. Enfin, tu vois, comme n’importe quel boulot.
J’ai toujours choisi. Moi aussi j’avais du plaisir. Bien sûr ! Les moches, je disais, ah non t’es fou ? Je me promène ! Nana !
Ma grand-mère, elle était tout pour moi. Mère, père, frères et sœurs. Mais à un moment, elle en pouvait plus. Je lui ai tout fait.
Fallait couper le cordon.
La grand-mère a toujours été là. Sauf là.
C’est elle qui s’est battue, t’arrache aux services sociaux, quand sa fille veut faire adopter le nourrisson. Elle, contre qui tu peux te débattre quand t’as besoin de grandir. Les parents ne sont toujours pas là, alors elle encaisse. Deux ans fermes à te pleurer parce que la DASS locale est de retour. Tu sors trop du cadre. Cette fois ils lui retirent son bébé. Elle n’a aucun droit, même pas celui de savoir que tu es en foyer, ou échappée, ou pire.
T’arrêtes ce travail le jour où vous vous réconciliez. Pour ton anniversaire. 18 ans. C’est elle au téléphone. Tu refais la traversée, un détour par l’école. Dans ses pas, et parce qu’à 4 ans, tu savais déjà faire du riz sans le cramer pour ne pas recevoir la claque qui va avec, tu choisis la restauration. Une évidence au figuré. Parce que tu es un monument abîmé, mais qu’une fois retapée, t’as pas fini de shiner.
Emma connaît tous les hôtels de luxe. Elle y passe 24 h, quand elle a besoin de reprendre son souffle entre 2 services. En cuisine, poste chaud, froid, et enfin en salle, en public. A chaque étape, elle négocie son cachet de guest star.
Enfin seule, chez elle, dans son monde. Dans ses paradis, elle pose le téléphone sur un rocher, et vient laisser son empreinte sur l’horizon turquoise.
Son père se réclame maintenant le droit de lui ressembler, mais elle lui trouve une tête de chinois. Rien à voir. Regarde, moi j’ai pas des yeux comme ça hein ?
J’adore ses airs et ses manières. Son regard. Qui dit, dans un battement de cils au ralenti. Dans ses rêves !
Je m’interdis de le faire pour ne pas stopper son élan. Réprime mon envie de la photographier, avec son sourcil d’Ava Gardner, qui a du mettre cet homme à terre. Avec son doigt pointé vers lui, assez saoul lors d’un mariage pour venir se confondre en creuses excuses bafouillées, elle lui porte l’estocade : « t’es rien pour moi ».
Rien, il aurait beau ramper jusqu’à sa mort, et même après, il ne serait jamais son père, même pas son géniteur extrapole-t-elle. Juste le pauvre type qui pose aujourd’hui un toit sur sa tête, avec la famille qu’il a bricolée pour se racheter. Elle apprécie le foyer malgré tout, parce que même avec 25 ans de retard, c’est toujours bon à prendre. En attendant de trouver un amoureux, un vrai juste pour elle, et de devenir indépendante. Ça aide à recoller les dernières paillettes, définitives, qu’on ne lui arrachera plus.
*Who runs the world. Girls
*Le blond. Gad Elmaleh




GARDIEN DE L’ABONDANCE
Dans le cahier, pendant le service petit-déjeuner, je regarde les arrivées du jour.
Reste ce couple atypique, encore attablé. Un homme au visage juvénile, nez en trompette et yeux bleus, mais le tout donnant un personnage en demi-teinte. Calme, sérieux, posé. La veille, lorsqu’il a compris comment accéder à l’hotel, parcours du combattant avec les travaux en ce moment, il revient en voiture avec la personne qui l’accompagne, sur la place que je leur réserve. Au volant, je vois vaguement une silhouette qui ne me semble pas être lui. Un homme plus fort.
Ils se garent, et je me dis, super, couple gay. D’emblée j’aime tous ceux qui sortent du cadre. Puis de la place conducteur, s’extrait une femme. A quoi le sait-on puisqu’elle a la carrure d’un homme ? Un visage très rond, mais affirmé, des traits gracieux, un peu Botero, assumant totalement son air de jeune apprenti charcutier de gravure. D’un autre temps, ou peut-être du futur, cheveux presque rasés, rouflaquettes, béret. Et les ongles rouge. Pas le vernis permanent bling-bling, en résine qui semble n’être jamais sec tant il brille. Un beau rouge sombre, posé avec application, parfait comme elle-même est parfaite et unique en son non-genre.
On parle graphisme, cinéma, de Raphaël Quenard dans Cash, tourné à Chartres, et lui m’explique la puissance de la source énergétique que représente le lieu. Ce monument y sert surtout de caisse de résonnance. Autrefois, une plaque de cuivre amplifiait le phénomène.Elle a été fondue pour fabriquer des canons... Il a besoin d’y revenir, depuis Strasbourg, deux pèlerinages minimum par an, pour recharger ses batteries.
Je plaisante en voyant un nom. Réservation de la chambre Marie-Madeleine. Si c’est pas un pseudo ! Je le leur lis à voix haute : Dario Kenji Nakamura. Ils approuvent, amusés. On se sent pourtant tous assez éveillés et conscients, mais la vie, farceuse, nous révèle toujours des facettes de nos prismes, encore brutes et un brin “beauffes”.
Il m’appelle vers onze heures. S’excuse d’arriver si tôt, mais pourquoi pas, j’étais en train de finir sa chambre et lui propose de s’installer directement. Ravi, doux, il m’explique que Kenji est son nom japonais. Tellement évident. Il incarne la délicatesse, gentillesse, un sourire et les yeux très mignons, vifs, bien ouverts, en forme de noisettes foncées comme des olives, qui m’inspirent immédiatement de la tendresse à son égard. Satisfaite de l’avoir accueilli avant l’officiel check-in. Il s’installe discrètement, et lorsque je l’entends ressortir, je sens une odeur inédite qui m’intrigue positivement.
J’ai beaucoup de mal avec les parfums, ils me dérangent souvent, presque unanimement, m’écoeurent facilement. Ma mère adorait les parfums capiteux aux noms de drogues dures, qui en voiture, avec l’odeur des sièges et de la fumée de cigarette, ont irréversiblement traumatisé mes récepteurs olfactifs.
Là je sens comme du thé vert avec une fraicheur inédite, pas de la menthe, ni du citron, quelque chose de suave, de rafraichissant.
Aucun autre passage dans l’hotel ne m’a interpelée dans ce sens. Alors, mes pensées s’enchainent, logiques. Demain au petit dej, je lui demanderai. Dès que l’odeur subtile se présentera.
L’après midi, je reçois un couple passionné par les énergies du lieu. Décidément. “Le code de votre boite à clé 5555”. Ils se regardent, surpris, rient. “C’est notre chiffre de vie ! Le 5 !” Je me joins aux éclats de voix joyeux. Un frisson me secoue l’épaule. Elle a l’impression de m’avoir déjà vue. C’est si dense, 5 minutes à peine qu’on se connait… Je mets un tour de mousseur dans la conversation, histoire d’alléger d’une boutade, la mayonnaise qui prend comme par magie : “dans une autre vie, sûrement ! ”. A force d’en apprendre, de fréquenter les initiés aux nombreux mystères de cette cathédrale, je propose à mon amoureux d’y faire un saut quelques heures plus tard.
On s’y balade. Ça foisonne de tout. Portail aux dorures sublimées par les bougies et cierges, sculptures sur des dizaines de mètres, un orchestre semble s’accorder, ou illustrer le récit d’un conteur de l’autre côté de la nef. Un bordel, éclectique, assez gai, même si le lieu est relativement sombre. Et un flot de curieux, de bigots, de dévots, une artiste dans un recoin dessinant une statue, et parmi cette foule, apparait Kenji. Juste avant notre sortie, lui entre. Je lui dis coucou ! Il est concentré, je m’attends à un vent. Il m’envoie instantanément un petit salut amical et chaleureux.
Le lendemain, alors que d’autres tables déjà servies dégustent le copieux petit déjeuner, il s’assied juste en face de mon poste à l’accueil, après avoir demandé la permission. Accordée avec joie, je suis contente de sa présence. Seul visiteur à être en solo. Je zappe complet le sujet du parfum.
Concentré sur son téléphone, il me demande, en anglais, toujours, d’une voix douce, s’il pourrait rester une nuit de plus.
Ravie de pouvoir le accéder à sa demande, je l’inscris, et en oublie son café que j’ai déjà fait couler. Emotive. On en plaisante et en le servant, il me confie qu’il a presque pleuré aux abords de la cathédrale, qu’il est vraiment heureux de rester parce qu’il sent qu’il le doit. Il est en mission. Ne sais pas trop laquelle, me dit-il. Peut-être revient-il sur des lieux qu’il aurait déjà fréquenté. Dans d’autres vies. On rit parce qu’on sait bien que tout ça nous dépasse. Mais que plus on avance sur nos chemins respectifs, plus ça nous rattrape. Boomerang. Hier, alors que c’est son premier voyage ici, il a reconnu un bâtiment. Quant à moi, en discutant avec un autre couple génial, beau, attentionné, aux allures de Jésus version féminine et masculine, je lance….oh là là….trop de choses à voir dans ce monde ! Il me faudrait plusieurs vies. Et “Jésus-homme” du tac au tac me dit, ça tombe bien, puisque c’est le cas. Evidemment ! J’y pense et puis j’oublie. Puis ils sont 2, 3, 4 à me le rappeler. Qu’est-ce que le sort s’amuse avec nous ! Machine à balles de tennis ! Et plus je progresse, plus la cadence s’emballe. A ne plus savoir où donner de la raquette.
Alors on part dans des conversations animées avec mon interlocuteur japonais, né au Brésil, qui s’est dit, attends, où aller ? Et son doigt s’est posé. Voilà France, Paris, Chartres. Les signes, t’y crois ? Je lui réponds qu’avant de venir ce matin, j’ai lu une ligne de Virginie Despentes qui m’a tellement plu : dans “Cher Connard” que je lui traduis n’importe comment. Dear Bastard. Lol. Un passage où elle dit que “plus vous êtes cons et sinistrement inutiles, plus vous éprouvez le besoin de vous reproduire”. Juste au moment où je viens de me friter avec l’employeur, (l’exploiteur?) qui me prive de jours de repos parce que ça ne colle pas avec sa visite des petits-enfants. Qu’il programme après trois mois de glande tropicale. Transcription par mes circuits : Bosse ! Quatorze jours d’affilée, tant pis si tu crèves, parce que nous on doit voir nos précieux petits tas de morve.
Rien de personnel, les enfants, mais pas quand vous servez d’outils favorisant l’esclavagisme, et que je suis directement concernée… D’où jubilation en lisant l’auteure. J’aime sa façon de distribuer des gifles. Même si les crétins ne la liront jamais. Je décide de publier. Plus tôt que prévu. Si je peux faire rire une seule âme sur terre au réveil, et lui donner le courage d’aller se bastonner un jour de plus avec les abuseurs de tout poil. Go ! Of course Dario Kenji. Je les suis tous. Balancez les signes !
Le couple « chiffre 5 » se présente pour le règlement. Lui ancien éditeur, elle, prof de lettres, s’auto édite. A la queue leu leu, les indices. C’est tout bénef. Aucun éditeur ne vous proposera jamais une telle marge. Un pas de plus. Une autre cliente journaliste m’avait conseillé le blog. Je finis cette fournée sur la planche et je m’auto-édite !
On se salue…A la prochaine… Vie !
Dario me demande si la religion et moi….je lui raconte, dans mon anglais qu’ils disent bon, mais que je perçois un peu brouillon. Just “connected”, for my “retraite”, at 11 years old, for the “comunión” (irruption soudaine de l’espagnol puisque sa langue natale est le portugais), we were singing all the day, and one lunch, a picnic in a nice big garden, i felt like I was a necked statue, alive, but connected with nature. We smile. Je développe, qu’il comprenne que je ne suis pas barge, que je ressens juste des choses, disons, un brin surnaturelles. …ces “religions” qui ont servi à tuer plein de monde etc, c’est pas mon truc, mais je crois au sacré, à l’univers, aux vibrations, connexions, l’humanité….of course. Attention, pas à tous les humains. C’est là où j’ai encore du boulot. Savoir que certains ont le mauvais rôle, celui de l’enflure, qui permet aux “good people” d’évoluer. Je tombe hélas systématiquement dans le panneau. Pas compris que le crétin ne porte pas d’étiquette, ni le menteur, de tablier vert pomme…
Il comprend tout. Quand le mot ne vient pas, j’en lâche un en castellano. On se capte. Ça se trouve même sans parler, on se comprendrait. Mais on prend plaisir, comme quand petit, avec les copains de récré, on met le butin au milieu : billes, perles et autres intuitions qu’on se partage, comme une petite communion d’intuitifs sensibles qui s’offrent leurs récentes trouvailles.
Yes, you trust too much. I know. Me dit-il empathique.
Intitulé de ma leçons du moment : “naïveté, crédulité, ou comment sauver ta joie, ton énergie, quand tu te prends la réalité dans les dents, ou en pleine tête, comme ce platane qui t’a percutée, le jour où tu glisses sur la neige en trippant sur le paysage multicolore éclairé aux guirlandes de Noël”.
Oui, le titre de la leçon est long, comme le temps que je mets à assimiler son contenu.
Le lendemain matin, je me dis que c’est dommage, parce que cette nuit, la chambre sera vide. L’hotel entier. Réservations “cancelled”. Mon demi-jour off que l’esclavagiste est bien forcé de m’accorder. Alors j’imagine que ce serait cool…si Dario souhaite prolonger son séjour.
Comme je viens de chuter du haut de mes illusions concernant la direction de l’hotel, je me sens libre. Libre de prendre une innocente initiative qui ferait plaisir à une bonne personne, sans nuire à quiconque.
Vue la façon dont la boite m’envisage ! Comprenant que sa demande de noter mes heures, scrupuleusement, au quart près, ressemble à un stratagème pour me voler le temps, l’énergie et l’enthousiasme. Tu notes, tu notes, je te promets que tu récupèreras, en janvier, février, mars-avril. Tout semblait limpide. Sans astérisques bizarres fourrées de sous-entendus, insinuations et autres menaces à peine déguisées, qui commencent à flotter dans nos échanges, aussitôt que je manifeste le désir de récupérer un peu de ce temps, généreusement distribué pour engraisser et faire étinceler leur affaire. À raison de journées de 9 à 11 heures, de semaines de 6 jours et demi, ça parle maintenant d’erreurs d’écriture, de calcul et de non-concordance avec une réalité du travail à accomplir qui, selon eux, ne demandait pas autant de temps. Ça revisite les 7 derniers mois, dont 4 pendant lesquels j’ai tenu l’hotel seule : “oh, 5 chambres, c’est pas non plus un hotel de trente chambres”…certes, ce ne sont que des suites, à récurer quotidiennement après un service petit-déjeuner/encaissement/départs, six jours sur sept, et avant d’accueillir les nouveaux arrivants, fraîche comme une marathonienne au 39e kilomètre…et voilà que les heures supplémentaires sont divisées par deux….Abra cadabra …. association de menteurs. Magique ! Et voilà ! Le compte est pas bon mais on s’en fout ! Un massacre. Rien vu venir.
Passée la rage, donc, je me sens libérée.
Libre dès que Dario, né à Sao Paulo, me demande si … un 3e jour, c’est possible ? Qu’il sent que sa mission doit se prolonger. Ensuite, il ira à Rome. Et comment ! Je lui écris un message. Parce que les caméras de la salle de restau, qui soi-disant … un baratin du proprio, cinquante lignes pour me rouler dans leur farine et m’expliquer que je ne suis pas espionnée… justes actives la nuit, société de surveillance…ben voyons. T’oublies qu’un jour, tu m’as raconté que quand les gens arrivent de nuit, simple clic sur l’appli, et depuis la pampa, tu les guides en leur parlant par tel, les observant via ta cam. C’est fantastique, tu verrais !
Va pour une troisième nuit. L’ami brésilien est bon comédien. Il sait jouer le mec absorbé par son téléphone. Trop content par message, dix émojis, mais reste totalement impassible sur sa chaise en dégustant son croissant.
On se cale pour que tout soit ok. Un autre couple discret mais m’envoyant de beaux regards francs et bienveillants règle son séjour et me lâche le plus gros pourboire jamais offert depuis que j’oeuvre dans ce lieu. Cinquante euros. Pour mon accueil. Merci l’univers. Que les mesquins et les voleurs & Co voient ! Hé ! Caméra. Tu notes là !? Justice immédiate ! Fini le pain noir. Repasse au ralenti, image par image. C’est qu’un début.
Cher boss, (Dear Bastard), ne sachez pas que j’efface tous nos fils de discussion brodés de vos mensonges que j’ai pris pour argent comptant. Un peu différé, mais que je m’attendais à entendre sonner et trébucher au printemps. Lors du final en bouquet d’un contrat saisonnier honoré, défi relevé en championne. Avis booking et 10/10 à la pelle en témoins. Je supprime tout et je ne vous parle plus. Oui. Non. Code. Photo de facture. Vos Bonjour et bon courage, vous pouvez les ravaler. Intolérante au gluten, lactose et désormais aux faux-culs.
Ce dimanche après-midi, les fidèles repartent en procession de la cathédrale un rameau de buis à la main. La vie, la croix, l’éternité, l’espérance. Chemin royal pour leur prophète…
Je reviens à contre-courant, “faire” les chambres, sauf celle de Kenji, “gardien de l’abondance en mission”. La signification de son prénom, qu’il m’explique sur le joli mot laissé à mon attention, après son départ. Avec un flacon de Patchouli et de l’huile essentielle de romarin. Remèdes pour cultiver passion, sensualité et installer la paix, avec le petit rituel trop joli, mains en prière, qu’il schématise sur sa lettre. Quel être délicieux. Et pur. Indispensable.
Lui apprend aujourd’hui à aimer et respecter l’autre, comme son éducation nipponne le lui a enseigné, mais sans se faire piétiner. Je valide.
Le matin, avant qu’il ne quitte les lieux, je lui écris via WhatsApp : si tu croises quelqu’un, dis-leur….J’essaie d’inventer un bobard. Faut que je commence à m’entraîner un peu. Rendre la monnaie. “Venu récupérer mes bagages”… Puis non, ne pas jouer leur jeu, ni sur leur terrain. Idée plus drôle, finalement, parce que patrons et fils de patrons rament, n’ont de parole ni en Français, ni en anglais : “Si tu les croises, tu leur parle en japonais !”
A LA VIE A LA MORT
Dom De Raph. C’est ton nom dans mes contacts Whatsapp. En ligne le 16 / 02 / 2024 à 16h06
Tout juste 2 mois.
Maman ne voulait pas d’un enterrement triste.
Son pays préféré ? Ah ! Le Mexique … Avait-elle répondu laconique à une de mes interviews-flash qui la mettaient toujours mal à l’aise.
Pour lui rendre hommage, on a commencé par piquer quelques fous-rires dès l’hôpital, déguisés en Schtroumpfs, alors qu’on allait la “débrancher “ comme c’est « poétiquement » dit. Je glisserais « libérer » dans la boite à idées.
L’humain est une Drama Queen. Et si c’était super de mourir ? Trop la chance !
Le 4 février, Dom m’écrivait “Il m’est arrivé beaucoup de galères…Là je suis en dépression…J’ai perdu 8 kg en une semaine. J’ai eu des pensées très noires, c’était le bordel. Désolé si je te ghost, mais je me ghost aussi”.
Tu me racontais, en visio, quand tu partais à la recherche du cousin. Tu savais où le trouver. Dans un de ses plans came. Au fond du trou. La famille, tous, ta soeur, celui que tu considères comme ton père qui t’apprend qu’il a une leucémie, sa femme, que tu conduis à l’hopital pour ses séances de radiothérapie ; ses misères, c’était ta priorité. Tu passais après, in extremis. Lorsque les tiennes t’avaient déjà presque englouti.
Je t’ai connu par Raph. En ligne. Avec lui, ça a été engueulade et divorce professionnel éclair. Juste le temps qu’il fasse les présentations. On l’a gardé un moment sous le coude, comme sujet qu’on ressortait dès qu’on avait envie de se détendre un peu. L’un de nous récitait ses répliques de Caliméro. Le monde entier voulait sa ruine et pourtant, il ne comprenait pas comment en déployant entre zéro et 2 de tension, les résultats ne décollaient pas. J’avais sorti de ma boîte à outils : gentillesse, humour, enthousiasme, puis perdant ma patience, nervosité, secousse plus vive, rien. Aucune prise sur lui. Son seul registre c’était la chiale. Lourde. Un peu visqueuse. Un boulet. Je découvrais le Multi Level Marketing. Côté relationnel, je déchirais. Naturellement, ça crépitait, des étincelles, suivie par dix, vingt, deux cent personnes. Pour ce qui est du marketing, il me manquait la duplication. Pour développer mes équipes, m’expliquait la upline, je devais trouver d’autres moi. Des clones. Qui porteraient chacun les suivants. Moi je portais tout mon monde, et ça me plaisait, on fonçait tous agglutinés droit vers les étoiles. Un temps. Jusqu’à ce que ça clashe. Vas-y, porte la moitié avec moi, je vais lâcher ! Je comprenais alors, que la totalité de mon crew avait pris le pli. N’avait pas compris. Son crédo c’était : Une pour tous ! Tous sur elle !
Les coachs pendant la messe du dimanche soir nous berçaient de « sois toi-même les autres sont déjà pris » et quand ils me repéraient en train de m’envoler, ils cherchaient à me copier-coller. « Trouve-toi d’autres toi ! ». Speedés. Carburaient officiellement au Redbull.
La première à me suivre dans cet univers parallèle, les réseaux et la finance, c’était presque ça, disons une moi côté pile. Elle était ma best. Adorait mon style graphique, mon culot et m’apprenait en retour les heures miroirs et tous ces anges qui discrètement, se faisaient leurs séances de spiritisme pour nous abreuver de cadeaux, de petits signes rigolos et autres synchronicités. En amont, c’est Carlito qui m’avait contactée et entrainée dans ce tourbillon. Même s’il était homme, gay, avec un corps de rêve et un accent du sud, on était un peu jumelles. Un plaisir de rire en écoutant ses messages en accéléré. On a fini par se voir dans la vraie vie, à Carcassonne, et je l’adorais toujours autant. Voire plus. Une crème, une mousse de lait d’amande, la finesse. Il n’y a qu’avec lui que je pouvais passer une journée entière à bosser dans un flunch de galerie marchande. Ça en devenait un décor second, voire dizième degré. Des regards, rires complices, comme quand gamines à l’école, on se passait des petits mots codés entre copines, parce qu’on avait toujours trop d’histoires urgentes et secrètes à se raconter. Je lui apprenais, tout en bossant sur nos trades et réseaux, entre fils de chargeurs et de coton, à faire du crochet. Tellement fun ce mec. Frais !
Carlito et moi, on était un peu tes darons de MLM. Tes parrains dans le jargon. Ton énergie nous avait plu, et ton physique à Carlito, mais aujourd’hui, je pense à ta mélancolie, à ta douceur grave dans un corps de bombasse athlétique de la Réunion, qui m’ont attrappée.
Tu savais que je détestais qu’on me voit en direct, je maîtrisais trop mal Zoom ou d’autres applis de visio. Je préférais qu’on voit mes vidéos, après montage, filtre, accélérations et ralentis délirants. En sale gosse, tu me bippais, et bam, vidéo en contre-plongée avec ma gueule du matin. Toujours présente. Même si j’étendais le bras à son max ou jetais le smartphone et courais à l’autre bout du studio. Pas de gros plan ! Et tu te marrais en tête à tête avec mes plafonniers. Pour toi, c’était naturel. Laisser le portable sur le tableau de bord. Comme Carlito, qui nous avait fait taper des barres avec Karine, ma soeur de développement, personnel et d’équipe, parce qu’en call à 4 ou 5, on avait eu droit à son oreille en gros plan pendant toute la conversation.
Génération de trentenaires décomplexés sur écran, comme les très âgés qui insistent pour t’appeler avec camera, mais semblent penser que c’est à sens unique. Ne savent pas que tu expérimentes une conversation d’une heure, en t’adressant à leur front et au haut de la bibliothèque. A moins qu’ils ne s’en amusent. En raccrochant, haussant les épaules. J’allais quand même pas me montrer avec mon sourire moins 3 dents de devant, que le charcutier-dentiste vient de me refaire !
Alors Dom, je parlais à ton épaule, me baladais avec toi sur les routes de …je ne sais même pas quel coin de la Réunion tu habitais. Tu attendais ta soeur dans la voiture, venue de métropole, qu’elle aille s’acheter des bricoles à la pharmacie. Elle travaillait à Paris dans une boîte de prod. Séries TV je crois. Alors comme je trouve toujours des passerelles dans tous les sens, je te disais, trop bien ! Toi tu me mets en connexion avec elle, et tu joues dans la série “Larguée à Tahiti”, tirée de mon récit.
Ou quand on commençait à bien ramer dans nos débuts de trading, tu me rassurais, viens, tu vendras mes piscines-lagons, un business florissant que t’étais en train de monter.
Ton côté Bernard Tapie. Pas celui que je préfère. Sorte de révélateur d’un profond manque de confiance ? Avec les biscotos sculptés. Sur ce point-là aussi, je te trouvais touchant. Même si les muscles gonflés, c’est pas ma tasse de thé. Moi j’aime le muscle du sauvageon végétarien qui court sur son bateau en rentrant dans un port, cheveux aux vents, préparant les amarres et tout le tintouin. Le mec qui s’enfile des boites de protéines et mange 4 omelettes en entrée avant d’attaquer son steak de bœuf saignant, ça me fait pas décoller.
T’étais à fond. Plusieurs affaires lancées en même temps, les commandes qui pleuvaient.
Puis deg, tu me rappelais un peu plus tard, tu te faisais escroquer par tous tes associés. Je t’ai vu te prendre au moins trois quatre poignards dans le dos en moins d’un an. T’emmêler toi-même les pinceaux, comme tout débutant s’essayant à l’art de la finance. Mais tu achetais, revendais une voiture et ça roulait. Grâce à tes conseils, j’ai revendu la mienne plus cher. Super malin quand-même. Et je trouvais ça mignon, ce besoin de reconnaissance, de réussite. Abandonné par ta mère. Tu ne t’es pas étalé sur le sujet, mais avec mes dix-sept ans de plus, j’étais peut-être davantage qu’une copine-collègue. Je t’encourageais, croyais en toi, te remotivais. Et je t’aimais beaucoup.
Puis on a lâché les réseaux, et là, on riait tellement, accros à l’adrénaline, parce que se lancer dans l’océan, quand t’es menu fretin, poisson de friture, voire un têtard, ça secoue…
On progressait, on se plantait. Et tu m’envoyais des vidéos de mecs qui débaroulent des escaliers interminables, des séquences d’arts martiaux pathétiques, ou l’un des combattants tombe désarticulé, en prenant son élan , sans jamais atteindre son adversaire.
Je ne dormais presque plus, envie de tout savoir sur cette discipline, on étudiait ensemble, on se partageait nos analyses. C’était chaud pour nous. Vite gagné, vite perdu. Et reperdu quand on essayait de rattrapper. Alors flippe et rigolade, et des petits moments de gros découragement. Un peu de philosophie aussi “ce qui est perdu est perdu, on oublie on continue ».
Tu te remettais en question, trop gourmand, impatient, émotif voire sujet à la panique….On en était à peu près au même stade. Novices face au monstre, le marché mondial.
Merde, réponds. Presque deux mois sans nouvelles. Qui ne se connecte pas pendant huit putains de semaines ?
Non, il est mort ?
Oh, la pauvre, elle ne méritait pas ça.
Si jeune !
Klapisch qui disait dans Beau Geste, je l’aimais Bacri, je ne m’y attendais pas.
Comme si c’était pas un peu le seul truc qui arrive à tout le monde. Et on fait encore les étonnés ? Comme s’il y en avaient quelques-uns qui passaient à travers. Oh trop bien, il est ressorti de l’autre côté ! Bon, il y en a bien un ou deux qui auraient ressuscité. Mais dans la grande majorité…faut pas non plus être trop surpris. C’est terrible. Non ! Il n’avait que 79 ans ! Je n’y avais même pas pensé. Il est plus jeune que moi, c’était pas à lui de partir.
Elle ne me voit pas hausser les sourcils au téléphone. J’hésite entre compatir et pouffer.
Ma mère aussi, la veille de la libération, elle disait éberluée à mon père. Je vais roumir ? Ça connectait déjà plus tout à fait. Ou était-ce sa future langue. Elle lui a aussi dit qu’elle l’attendait. Sans préciser si c’était là-haut. Ou jusqu’au lendemain. Quand on est arrivés, y’avait plus personne là dedans. Même si les quatre Schtroumpfs attendaient le miracle, essayaient de trouver un son, un mouvement sur les machines qui l’observaient. Pressée d’y aller. Retrouver tous les autres, Giselle, meilleure amie d’enfance, son père adoré, le grand frère Francis, perdu à 5 ans, et va savoir peut-être Yves Montand, qu’elle kiffait tellement. Julio. Oups, il est pas mort. Petite vérif Wikipédia. Ben ça fait un bail qu’elle t’attend, gros ! 16 ans déjà. Dire qu’on tremble alors qu’il y a tout ce beau monde de l’autre côté. C’est pas comme si on était le premier à se lancer. Allez, j‘y vais ! Je vous dirai. Y’a peut-être une raison si personne n’en revient….
J’avais peur de rater des épisodes de ma vie. Voilà ce qui m’aurait gavée. Mourir couic, sans connaitre ça.
A neuf ans je me regardais pleurer dans un miroir. Triste d’avance, parce que si je mourais bientôt, je n’aurais pas connu l’amour, être embrassée. Voilà ce qui m’angoissait. N’avoir jamais roulé une pelle.
Dans la cour de récré, ma copine très précoce et que je trouvais belle comme une star de feuilleton américain, yeux bleus et cheveux châtains dégradés à la Farrah Fawcett Major, avait roulé quelques patins.
Alors je m’inventais un petit ami rencontré au ski. Cheveux blonds cendrés, un peu décoiffé, yeux verts peau mate, attitude Dutronc jeune…charme et déconne.
Je me demande si elle a, ne serait-ce qu’entendu ce mensonge ridicule. A moins que pressée, elle ne se soit dit, première étape validée, suite des réjouissances. On était assises sur un rebord de fenêtre, au soleil printanier d’Avignon, à côté de la glycine dont on machouillait le sucre des fleurs. Deux autres copains passaient par là, par hasard comme à chaque récré. L’un d’eux aussi timide que moi, laissait son copain parler, et on se regardait en retrait, cachés chacun, derrière celui à qui on servait de faire-valoir.
Sûre d’elle. Evidemment que si ! C’est par le kiki que sortent les bébés. J’étais en CE2. Un an d’avance, mais tellement à la ramasse. Soudain téméraire ou kamikaze quand j’étais convaincue, prête à prendre tout le monde à témoin :
Mais n’importe quoi, c’est par le nombril. T’y connais rien ! Ils étaient pliés. Je ne lâchais pas, insistais, me ridiculisais, faisais le show bien malgré moi.
Brigitte Fontaine à 84 ans dit, mais non. Je ne suis pas libre. Je suis entravée, comme tout le monde. Alors sa liberté c’est de s’exprimer. Sortir ce qui l’habite. Sa révolte. Je suis vieille et je vous encule avec mon look de libellule ! Avant sa sortie de scène, définitivement libérée de ses chaines. De cette condition de dingue. Un véhicule au pif, paramétré un peu à l’arrache. Dans lequel on doit…tout, apprendre, comprendre…vivre. Faire comme si on avait choisi. Ce corps, cette vie. Pas le permis ? Et A L O R S… Certains font comme s’ils l’avaient. L’ouvrent plus grand en général. Pochette surprise ? M’étonne pas.
On est des larves. Dans nos cocons. Et même le plus beau, le plus fort, le plus malin, le plus talentueux d’entre nous, celui qui a su plus tôt où se trouve la porte d’entrée, ok, ombilic=impasse, il dégage pareil. Prend la porte. Parfois plus tôt. Ulliel. Mort à La Tronche avec sa belle gueule. Janis. Amy. Et on ne se pose pas la question ? « Les meilleurs partent en premier ». Voilà ! Débarrassés ! Fini ! Libres ! Et si c’était une promotion !
Alors oui, ceux qui restent…je dirais, mais est-ce encore une théorie comme celle du nombril, qu’ils ont une mission à accomplir. Certainement. Comme Simone, qui a vu le pire dans les camps, et passe ensuite sa vie à essayer d’améliorer les conditions de détention, épargne quelques sœurs d’une grossesse, d’une maternité forcée, aide quelques liens à se desserrer. Il y a nos monstres aussi, notre dark side de l’humanité, envoyés parmi nous pour nous en faire baver. Pour nous rendre plus forts ? Nous faire avancer ? C’est eux que je plains aujourd’hui, ces bourreaux. Embarqués en VDM ! A torturer, poser des pièges, des bombes, faire des croche pattes, harceler les purs gentils. A moins que ce ne soit juste rigolo pour eux, distrayant. Jouer les méchants. Certains comédiens préfèrent. Foutre un bordel sans nom, martyriser ceux qu’ils aiment et ceux qu’ils haïssent, pour les plus célèbres, stars de l’ignominie, passer aux infos non stop, parce qu’on préfère toujours voir les barbares. Comme des gamins. Ben t’as vu, lui il a fait ça. C’est dégueulasse. Beurk ! Et on éteint la TV. Bon, je vais me coucher. Les sérial destructeurs dans la boite.
Perplexe sur le cas Dom, j’emets des hypothèses. A force de jouer les Ghandi de la famille, ils t’ont rappelé là haut. C’est bon frérot, t’as fait le taf !
L’armée de chérubins, stratège, s’est frotté les mains : on va d’abord le dégouter un peu de la vie, qu’il prenne un vol direct. Sans se retourner. Trahisons professionnelles, il aime pas, l’échec, la faillite. Il se dira, je me flingue, rien qu’un gros naze que je suis, pour ça qu’elle a pas voulu de moi. Tu nais et ouste, dégage. M’auto-zapper, définitivement. De là haut ou de quelque part, ils t’encouragent : Laisse-les donc, le cousin et toute la smala, quand tu seras plus là, faudra bien qu’ils grandissent. Ou ils te rejoindront. « Ce qui ne te rend pas plus fort te tue ». Peut-être que t’es parti les attendre. Préparer l’ambiance.
Ou peut-être que t’as juste changé de numéro.
- 11 février 2025 : je suis là. Smile. J’avais tout perdu. C’était une galère mais me revoilà. Plein de choses à te dire. Il faut qu’on se tel.
BON VOYAGE
Tu es triste qu’elle soit partie ? Lino l’amoureux de ma fille me regarde droit dans les yeux, avec son beau visage. Compatissant et très direct. Il veut vraiment savoir. Ne pose pas la question pour la forme.
Sur le chemin du retour, je m’interroge, me repose sa question, essaie de ne pas me mentir. De ne pas me répondre un laïus convenu, adapté. Je me sonde.
A deux heures du mat « Renaud » s’affiche sur l’écran de Steph. Allongé à mes côtés, réveillé par l’appel, il me dit. Je le rappelle ? C’était mon frère...
Perso, je n’ai rien entendu. Retenue par mon sommeil je dis oui-oui rappelle…ça doit être important. C’est pas comme s’ils s’appelaient tous les jours. Encore moins la nuit.
Haut parleur, on apprend la nouvelle. C’est maman…
Mouchkette. Au ton, on comprend. Qu’elle n’est plus. De ce monde. Entre les paroles et la réception de l’info, l’onde est alternative. On capte, mais la nouvelle repart faire un tour et revient. Entre deux univers. L’ici, l’au-delà. Elle nous atteind par petites vagues. Je rêve ? Pas.
On l’écoute. Steph sur le flanc, moi derrière, échouée sur la rive d’un demi-éveil, en cuillère molle, la tête lourde reposant sur son bras, paupières closes. Besoin de se rapprocher pour comprendre, intégrer la nouvelle.
Il nous raconte. Quand il rentre en général, à cette heure-ci, après un concert où il envoie du feu, où ça crépite, ça pète ça explose. Percu incroyable. Le jour où je l’ai vu sur scène accompagnant Bohringer, il m’a soulevée. En lévitation, comme si à l’intérieur, j’hébergeais une cascade, une chute du Niagara mode reverse. Un truc méga puissant que t’attrapes comme un fou-rire. Probablement un phénomène de cellules qui se mettent toutes à vibrer aux pulsations des congas et autres tambours, caisses, toute une artillerie, un bouquet de sons inarrêtables, de petites comètes qui te percutent sans douleur, provoquant plaisir, une euphorie impossible à contenir. En se posant chez leur mère où il s’est installé il y a dix ans, après une rupture amoureuse, il suit le rituel : petit déj’ de 2 heures du mat’. Un peu décalés. Normal pour l’artiste, plus original pour cette petite dame unique, qui a toujours préféré dormir en journée.
Récemment, constatant une mémoire fantaisiste, il conclue la cérémonie du café par un quiz. Ah bon ? J’ai un fils ? T’as un frère ? Pff. Ça alors ! Elle avait gardé le gabarit, l’étonnement, et la facétie de la fillette de 10 ans. Elle qui avait un cerveau encyclopédique et parlait un français d’élite. Avec ses récents trous de mémoire, elle prévenait, préparait son départ. Attends, tu es ma petite-fille… alors c’est qui déjà ta mère ? Ton anniversaire ? Voyons, une petite minute, je regarde dans mon agenda. A la rubrique petits-enfants ? C’est ça ? Lou n’a plus appelé grand-mère, comme elle souhaitait être nommée, pas de gnan-gnantise, Mamie ! Et pourquoi pas Mémé ! Elle éclatait de rire. Coup de fil des plus stranges m’avait-elle raconté, me rapportant cette anecdote. Ça le fait pas. Quand t’appelles tous les 36 du mois, ça fout les boules, sérieux, ça fait flipper… Je comprenais. Passer une demie-heure à retricoter un lien méticuleusement noué, entretenu par son père, en fils protecteur et aimant, depuis 20 ans et découvrir en fin de compte que l’ouvrage est criblé de trous, qu’il reste à tout casser 2 ou 3 mailles. Je préfère garder d’autres souvenirs.
Apercevant Renaud sur les réseaux, on se salue vite-fait et on convient de s’appeler. Non, pas vendredi, je serai dans les transports. Ah, toi tu joues samedi ? Ok dimanche alors. J’allais parler à Camelia 3 jours avant son départ. Mais il n’a pas appelé. Je lui avais proposé de choisir l’heure, pour ne pas tomber au mauvais moment, en plein sommeil paradoxal. Le téléphone n’a pas bronché. Et ça m’arrangeait. Je me disais qu’elle ne devait même plus savoir que j’existais. On avait eu des conversations interminable au tel. Toutes celles qu’on avait à vivre. Jamais ennuyeuses, qu’au bout d’un temps, long, je coupais. Juste avant d’avoir des étincelles dans l’oreille. Ça aurait pu durer plusieurs heures. Les sujets de conversation foisonnaient, on riait, j’aimais sa joie, sa gentillesse, sa bienveillance. On s’est toujours aimées. Enfin, peut-être pas dès le premier jour.
Nous attendant, tout sourire, devant son grand crème dans un café du 14e, à Porte d’Orléans, son quartier depuis des lustres, bizarrement proportionnée, comme un personnage de dessin animé, j’ai buggé en la voyant. Merde, si j’ai un enfant avec lui, ça pourrait donner un truc chelou, format étrange. Le personnage, mini corps sur escarpins, petit chapeau cloche et long nez encadré par deux loupiotes rieuses, surmontées d’un classieux sourcil. Drôle de modèle. Pour sa part, me découvrant légèrement coincée, elle tentait de voir si côté intellect il y avait quelqu’un. On s’est fait peur toutes les deux. Puis on est devenues copines.
Parce que j’aimais son fils au moins aussi volubile qu’elle, tout aussi féministe en version uploadée option progressiste, qu’on a eu la bonne idée de mettre au monde une petite-fille, les gars et petits-gars, elle avait déjà donné, et pour une pro femmes, ça tombait super bien, d’autant que Lou était carrément craquante, rigolote, et se révélait brillante au fil des ans.
Non, pas triste, pas vraiment. Plutôt contente qu’elle n’ait pas souffert du tout, qu’elle ait eu un décollage si doux. Comme si elle flottait désormais. Et c’est dans ces moments que je comprends la puissance de tout ça, dans la succession improbable d’évènements, par tout ce qui nous échappe. Fait sens finalement. La mort parfaite. Idéale.
En toute première réponse à mon gendre-chouchou, Lino, j’évoque la tendance très humaine à gommer toute la lourdeur d’une personne aussitôt qu’elle est décédée. C’était un amour cette femme, mais aussi, une plaie. Le nombre d’appels où elle débitait à son fils, mon chéri, qui l’appelait quasi quotidiennement à nos débuts une liste dingue de plaintes, de la voisine qui passait l’aspirateur en pleine « nuit »…journée très certainement, énumération des douleurs, et ces crétins, rien à la télé, c’est nul…puis t’as pas vu l’autre abruti, sur la Cinq ! et elle passait des heures à déblatérer sur ce monde de couillons, ces mecs….la médiocrité des programmes. Heureusement, j’avais droit à un tout autre registre, beaucoup plus fun, rebelle, décalé, bienveillant. Voilà, le fardeau était réservé au fiston. Qui écoutait plus ou moins attentif, encaissait pour tous les phallocrates de ce système patriarcal et misogyne. La politique, des connards. La religion, des niais. Lui, d’une patience d’ange la consolait, allait dans son sens le plus souvent, coinçait le combiné et disait, eh oui, eh oui, en roulant ses joints. Il était là, aussi souvent qu’elle le souhaitait , enregistrait la commande pour sa prochaine visite. Hebdomadaire . Supermarché et marchand de bois. C’était une bâtisseuse. Bricoleuse. A fabriquer des étagères en permanence. Il était un pilier pour sa Moucketta, toujours présent, depuis la première décision qu’elle lui avait donné à prendre. Lorsqu’il avait choisi de rester près d’elle, plutôt que de suivre son père au Cameroun. A 4 ans. Coupée sur le scénario, la scène où le petit gars, en liberté au soleil, tape dans un ballon. Il tranchait. Etre là. Lui tenir la main, à vie. J’étais deg, quand on allait se promener avec elle. Pour ne pas qu’il lui arrive quoi que ce soit, je marchais solo et eux se tenaient par la main. D’un autre côté, ça me rassurait tellement ! Un tel fils, à 28-30… Jamais il ne m’abandonnerait.
C’est moi qui ai fini par mettre les voiles. Après un quart de siècle. Trop de devoirs….tout était tâche. Il assumait. C’est un travail d’aimer. Quand je rêve de vagues de folie, d’impro ! Emmène-moi, là où y’a des étoiles ! Que l’amour me transporte, me fasse planer, me remue les tripes. Impossible à envisager plus longtemps sous l’angle de la routine laborieuse si précieuse, peut-être vitale pour lui.
Puis je suis revenue après un aller retour au Paradis, quelques aventures aux fruits de la passion, qui dès qu’elles s’achevaient, me rappelaient combien je l’aimais.
Pas vraiment triste. Heureuse pour lui, qui rêve d’Espagne, de flamenco, seule terre où il pourrait migrer quand la bougeotte me reprend, que je tâte le terrain… Seul pays ayant grâce à ses yeux. La première fois que j’ai voulu qu’on s’y installe, j’ai dû remballer le projet. Impossible de l’éloigner d’Elle. Libres désormais, puisqu’elle sera toujours là. Où qu’on aille.
J’ai pleuré quand cet ami de Renaud a lu son hommage, dans la salle où on s’est recueillis pour un dernier adieu au crématorium. La gentille hôtesse, un peu mécanique, dents baguées, récitant sagement son couplet d’accompagnement nous proposait quelques activités. On disposait de marqueurs, et de quelques roses. J’ai choisi le vert pour gratter un petit message, sur le haut de son cercueil, côté coeur. Dédicace à sa tendresse. Quelques pétales blancs…Envie de faire une photo. Peur de choquer. J’en fais part à Steph qui en déconnant me dit : mais ça va pas, non ? ! Il rit. C’est bizarre. Une pulsion qui arrive, t’as envie, tu ne sais pas pourquoi, mais si tu ne le fais pas, là, il sera bientôt trop tard. Pourquoi ? Parce que c’est le petit écrin en bois qu’elle a choisi ? Qu’on vient de décorer à la va-vite ? Dernier contact, échange. Dans quelques minutes, tout sera réduit en cendres. Brûlent-ils la boite avec ? La pochette de l’album de Bartoldi sur le couvercle, dernière musique choisie pour les adieux ? Font-ils un tri avant de remplir l’urne. Ces pensées incongrues… Mais non pas un selfie, t’es con. Il est comme ça. L’amour sérieux, la mort : une blague.
Le texte de Paul, juste avant l’atelier DIY, juste et vrai. Emue par la simplicité. Pas de tristesse dans les larmes. Des vaguelettes ont commencé à clapoter en moi. Puis des gouttes chaudes ont coulé, suivies de petits sanglots-surprises. Je suis la seule à m’en étonner. Lou rit et sorti ses kleenex. Elle savait. S’y attendait. Me connait tellement. Toute petite, elle se marrait quand je pleurais devant The Voice. C’est pareil maintenant. Parce que c’est beau, ce petit bout de femme qui a été si généreuse, si douce. Pendant ses mini virées sur escarpins, dans son quartier, elle donnait toujours des pièces, quelques mots, son sourire, à chaque mendiant croisé, les saluait respectueusement. Une reine. Corps en miettes et pourtant si forte. Mon coeur fond d’admiration. De respect.
Planquée pour échapper à l’horreur nazie, platrée toute son enfance, déplacée de sanatorium en couvent, elle a traversé la vie comme une plume, une petite souris dans sa bulle. Autodidacte, elle a appris à lire seule, corrigeait les livres d’un ami psychiatre avant qu’ils ne soient publiés pour arrondir les fins de mois d’une maigre pension d’orpheline handicapée. Elle qui crachait allègrement sur ce con de Freud. Foutaises tout ça. Privée de pénis ? Encore merci ! Être un mec, jamais de la vie ! Manquerait plus que ça ! Avec un petit caractère acidulé. Ah non ! je déteste les anniversaires. La fête des mères, oublie ! C’te farce. Remise à l’honneur par ce collabo de Pétain ..pour faire de nous des pondeuses, des bonniches !
Alors ce qui était dans ses cordes, elle s’en est occupée. Pas question de fêter ce 27 février. 90 ans, quand on a échappé à la tuberculose osseuse, aux camps, c’est déjà bien assez. J’efface la mémoire, et je m’envole. Tout s’est aligné. Même les planètes. Lou m’a envoyé un extrait TikTok. Elle y apprend une tonne d’infos. Le lendemain de son non-anniversaire, tout le système solaire se fendait d’une haie en l’honneur de Camelia. Evènement exceptionnel qui ne se reproduira pas avant un ou deux siècles ! Elle s’est endormie sereine, définitivement….quand je vois des cas plus ou moins célèbres, icônes, monuments nationaux, qui se battent pour qu’on abrège leurs souffrances, sont forcés d’aller en Suisse pour se déconnecter, bataillent avec le gouvernement, lettre à Macron, suppliant de permettre aux condamnés une mort digne, paisible…
Une vie qui a commencé durement, s’est finie doucement. A son image. Légère. Subtile. Renaud est allé dire une prière dans son dos, elle qui détestait toutes les religions, à cause des humains, ils ont traduit n’importe quoi, ce qui les arrange. Marie-Madeleine était une « femme riche et érudite » pas une « putain » ils ont confondu deux mots…. Il prie avec deux copain initiés pour qu’elle aille retrouver sa propre mère, résistante déportée, dénoncée par un Français zélé. D’où elle est, observant l’ironie de la situation, j’entends son rire de lutin. Voyant son ainé faisant un tour de passe-passe pour décrocher un passe-droit. Il répond au Rabbin. Enterrée ou ? C’est pas le sujet. Mon père ? Il élude… Rebondit. Cymbale, caisse claire, gong, coup de baguette. Touchant. Qu’elle ne reste pas bloquée dans la file d’attente céleste.
Côté timing, l’incinération devait avoir lieu le jour de son anniversaire. On note…tout en se disant que ce serait peut-être décalé. Intuition de fils. Quand même cette synchronicité. Clins d’oeil. Effectivement, son âme puissante a du envoyer une ultime volonté. Hors de question. Pas de cérémonie. Alors ils nous ont appelé pour nous annoncer qu’ils avaient un soucis de planning au crématorium. Un mort s’était peut-être désisté, acceptant le deal de Camelia. Sois sympa, t’es pas à un jour près ! Notre Grande Dame, prioritaire, prenait son départ in extrémis, veille de ses quatre-vingt-onze ans.
IMAGINE…
Ah ! Si tout le monde était comme vous...
Il est sur l’autre trottoir. Quelques secondes plus tôt, la vue floue, pas certaine qu’il me regarde, je fais un premier hochement de tête. Tout en vaquant à ses tâches, il vient dans ma direction. Je sais qu’il tient à ce salut. On en a déjà discuté ensemble. Entre travailleurs matinaux, un jour de neige. Puis cet été, quand je me reconvertis en indépendante, moins matinale cette fois, alors que tous les aoutiens sont sur les plages. Il me prend la bonne idée de faire du démarchage, pile quand le marché de l’immobilier fait un plouf. Personne, à part nous dans la cité. Mon travail consistant à tisser un réseau, ratisser, labourer, semer tous azimuths, on se lance, après son laïus rodé sur la malpolitesse des citadins qui l’ignorent en général, dans une conversation sur sa grande passion.
Si tout le monde était comme moi, à décider un dimanche matin, neuf heures, bruine, de sortir trier ses bocaux de verre en saluant les employés de la mairie, on aurait tous remarqué qu’il pousse la dévotion jusqu’à se teindre les cheveux en noir corbeau. Qu’il serait temps de faire les racines s’il veut parfaire l’illusion. Qu’il a les yeux bleus, perçants, et toujours ses imposantes rouflaquettes, comme celles de son idole. Qu’il se fout des proportions, parce que, pattes énormes et anachroniques sur mini gabarit. Je n’ai pas eu l’honneur de le saluer, mais à mon avis, le King m’arrivait plus haut qu’à l’épaule.
Si tout le monde était comme moi, on se retrouverait comme des crétins, à roder autour du Franprix qui ouvre dans trente mn, le Marché Bio pareil, on aurait plein de gens à saluer, et toujours de la même façon, puisqu’il ne me reconnait jamais, s’étonnant à chaque rencontre de ma courtoisie, m’en faisant part de la même manière, mot pour mot, ton sur ton !
Ce matin, il tient à développer le sujet des incivilités, glisser vers le stand up, tente sa punchline : ah ben si on les mettait en orbite….puis hésite, ne sait plus comment finit Audiard. Il ne peut pas vraiment compter sur ma mémoire non plus, ni sur ma facette beauffe que j’étouffe dès que l’occasion se présente. J’improvise : …ben on s’ennuierait, on n’aurait plus l’occasion de s’en plaindre ! ça l’inspire moyen. Il sait que ce n’est pas la bonne réplique. Lui veut continuer à nous emmener sur son terrain. Il lui manque juste les refs. Alors il embraie. En tout cas, je vais vous dire, ce qui me tient moi, c’est l’amour…il plisse les yeux, voir si je comprends, que je n’aille pas l’imaginer dans un trip secte, ou pire, Harlequin , et complète : l’amour de ma fille, Elvis et le rock’n roll.
Je pense à Eric. Je lui raconterai en rentrant. Lui qui, dès que la vie dérape un peu se réjouit et déclame « wrock’n wroll ! »
Comment finir cette conversation, lui fait semblant de ramasser quelques détritus avant de revenir à sa totomobile-propreté sur mesure. Elle lui va nickel. Personnage de cartoon qui en se hissant sur son siège me lance : je vous jure ! …j’enchaîne sur une note positive, tente de lui lancer une graine, mon petit point de vue, au risque de le voir aspiré avec les feuilles mortes et premiers pétales d’amandiers parsemés à mes pieds. Pour ma part, je m’emploie à m’observer moi, à dire bonjour quand je peux, faire un geste sympa, arroser mes fleurs plutôt que de regarder les autres faire leur caca. Il se force à rire, préfère être en colère.. Quoique, …il reprend. Vous savez moi…je suis comme Lennon !
Pas mieux. Je n’ai plus d’herbe sous le pied. Du John à la sauce Graceland. Bon dimanche !
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